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Photo du rédacteurMaï Brass

Un corps averti vaut toujours

- Ola, mon genou !

Il a dit ça à voix haute, il parlait tout seul. Pourtant, la dame devant lui se retourne.

- Vous allez bien ?

- Oh oui, merci. Je monte toujours ces escaliers deux par deux, mais là, mon genou droit vient de craquer un bon coup, répond-il avec un sourire.


Un sourire charmant. D'ailleurs, il est charmant. Sportif, un peu basané, un visage avec des traits fins. Peu importe sa coupe de cheveux, il sait qu'il ne laisse pas les demoiselles indifférentes. Il se dit souvent qu'il a de la chance d'avoir ce corps et que sa vie aurait été totalement autre s'il était né avec un bec de lièvre, un strabisme et de l'embonpoint.


- Ah ça, on ne va pas en rajeunissant ! Répond poliment la dame en le laissant la dépasser.

Sa mine se renfrogne. Touché en plein déni.

Cela fait trois semaines que son genou lui fait mal. Ce n'est sûrement rien de grave, il est en bonne santé, sur tous les plans et depuis toujours... Mais, ça fait trois semaines que ce « crac » perdure... La dame a raison : on ne va pas en rajeunissant et puis c'est tout. Rien à faire. Il secoue sa belle gueule pour en faire partir les pensées qui le dérangent et il sort du métro. Il est dix-sept heures vingt-huit.


Il marche sans hésitation dans les rues qu'il connait par cœur, il va retrouver sa team, sa dream team. Voilà douze ans que lui et cinq autres garçons se rencontrent régulièrement sur le terrain de basket, à quelques mètres de sa maison d'enfance. Six garnements en forme, quatre qui étaient dans la même école et deux qui passaient par là. Les études, les petites amies et les voyages les ont brièvement séparés, mais ils se sont entendus pour déclarer que tous les jeudis à dix-huit heures étaient propices à un petit match. Sauf s'il neige. Et tant pis pour les absents. Deux ans après cette déclaration, ils sont souvent trois : Fabrice, Karim et lui.


Aujourd'hui, il est en avance. Heureusement, c'est lui qui apporte la balle. Arrivé sur le terrain au sol amorti, il jette son sac dans un coin et commence à dribbler t à courir, tout en ignorant le petit craquement dans son articulation.

- Et dunk ! Crie-t-il en sautant.

Le ballon transperce le panier, ses mains s'accrochent, il se laisse pendre quelques secondes puis il tombe. À l'atterrissage, une douleur le transperce aussi vivement qu'un éclair. Partie du genou défectueux, elle remonte jusqu'à la hanche et lui fait perdre toutes ses forces. Il chute vers l'avant, les mains au sol, et reste immobile. Les yeux exorbités, sans voix. Il se relève environs dix secondes plus tard, la douleur est déjà partie. Le jeune homme sort de son déni. On ne va pas en rajeunissant, mais il doit y avoir quelque chose à faire pour ne pas devoir arrêter le basket à vingt-six ans... Il va s'assoir sur le bord du terrain et dribble assis.


Il est en train de faire tourner la balle sur son doigt lors ce que Karim arrive.

- Hé là bas ! T'as pas l'air dans ton assiette.

- Karim ! Tu m'as fait peur, je réfléchissais. Salut, ça va ?

- Ça va et toi? Tu réfléchissais à quoi ?


C'est une histoire simple, celle d'un corps qui craque. Pourtant, il n'a vraiment pas envie de la raconter. Surtout à Karim. Pourtant, il n'a rien à envier à son ami, il est aussi un beau garçon sportif mais avec des traits plus carrés. Il est le plus jeune de la dream team, aussi, s'il n'a pas eu beaucoup de succès avec les filles dans sa jeunesse, c'est principalement parce qu'elles étaient souvent plus âgées. Quelques années plus tard, c'est le jeune étalon qui attire tous les regards. Chacun son heure de gloire.


- Ce n'est rien, j'ai un peu mal au genou... ça va passer.

- N'oublie pas que la moitié de ma famille est dans la médecine, je peux t'avoir un rendez-vous n'importe où en moins de deux secondes, si jamais.

- Les médecins sont des charlatans, Molière avait raison ! Proclame une voix derrière eux.


Voilà Fabrice. Fabrice se décrit lui-même comme un poète incompris, un artiste maudit, bien qu'il passe la plupart de son temps à ne rien faire. C'est même un champion hors pair dans ce domaine. La légende raconte qu'un jour, il est resté assis sur un banc public pendant six heures et trente-quatre minutes d'affilée, uniquement à regarder les gens passer. Dans ces moments d’intense observation et réflexion, il se croit invisible. Il est vrai que son physique n'a rien de particulier, ni en beau, ni en laid. Sauf peut-être sa taille : il mesure un mètre nonante-deux, mais ce n'est ni beau, ni laid. C'est grand et puis c'est tout.


Le jeune homme blessé répond en premier :

- Tiens, voilà l'autre ! Et il s'était cassé une patte avant de dire ça, ton Molière chéri ?

- Fabrice, salut ! Tu sais que je t'apprécie, n'en profite pas pour insulter une profession qui a changé la vie de ma famille, s'il te plait...

- Ouais, pardon. Salut les nuls, qu'est-ce qu'il se passe ?

- Don Juan a mal au genou.

Il a toujours détesté qu'on le surnomme Don Juan. Certes, il a du succès chez les dames, mais c'est un grand timide. S'il n'avait pas ce corps, il serait probablement toujours puceau à l'heure qu'il est.

- Mignon, allons voir si la rose... Ça y est copain, la décrépitude commence. Moi, j'ai mal au dos, si ça peut te rassurer.

- Mais toi, tu te tiens comme un sac ! Répond-il un peu vexé. Il se lève avec sa balle et part en courant vers le filet. Cette fois, c'est quand il prend appui pour décoller vers le panier que son genou défaille. Le même éclair que quinze minutes plus tôt l'assaille. Il rate son saut et atterrit de nouveau les mains au sol, comme un petit crapaud. Il n'a pas pu s'empêcher de retenir un cri composé à cinquante pour cent de frustration, trente pour cent de colère et vingt pour cent de douleur. Ses amis ont assisté à toute la scène, médusés. Ils se précipitent vers lui et l'aident à se relever.

- Je vais te donner le numéro de mon oncle. Il fait des miracles, je te jure.

- Bin merde, c'est vraiment le début de la fin... Dit Fabrice.


Une fois debout, le garçon ne sait pas quoi répondre ni que faire. Après vingt-six ans d'entente cordiale, son corps dysfonctionne. Doit-il l'accepter ou le guérir ? Après les débats les plus houleux entre ses deux amis, à propos de la médecine et de la science, il s'est fait un avis sur la guérison et la mort. Cela dit, il n'avait pas vraiment pensé à sa guérison et encore moins à sa mort. Il est plus ou moins de l'avis de Fabrice : les corps sont faits pour s'abîmer tout au long de la vie et la médecine moderne est devenue un business comme les autres. L'argent en est au centre, pas la santé. En tout cas, en théorie. En pratique, il ferait n'importe quoi pour faire disparaitre cette douleur de son membre inférieur. À côté de lui, ses deux camarades ont repris leur éternelle dispute. Blasé, il les interrompt :

- Yo, les gars, je vais rentrer chez moi. J'en ai marre. Je vous laisse la balle.

- Tu veux le numéro de mon oncle ?

Pas de réponse, excepté un regard de chien battu qui planifie une vengeance. Fabrice ne fait pas de blague. Il serre son pote dans ses bras et le laisse partir. Malgré sa grande gueule sarcastique, il n'est pas du genre à mettre les pieds dans le plat. Le premier est parti, les deux autres continuent :

- Ouais, et un vieux de nonante-trois ans qui se fait opérer du cœur, il va faire quoi des années qu'il lui reste, sinon payer un tas de services pour survivre un peu plus longtemps ?

- Et voilà le moment où tu veux tuer les vieux... T'as trouvé des critères de sélections ? Un âge limite ? C'est à chacun de décider s'il veut guérir ou non. Tu voudrais qu'on meurt à quarante ans, comme pendant le néolithique ?


L'autre s'est éloigné du terrain, il n'entend plus distinctement la fausse dispute de ses compagnons. Doit-il se faire soigner à tout prix ou bien doit-il diminuer le sport et grossir lentement ? Cette soirée lui aura au moins apporté une certitude : il veut savoir ce qu'il a, ce qu'il est arrivé à ce corps dont il est prisonnier.



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