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Photo du rédacteurMaï Brass

Triste pitre

Un grand jet d'eau froide dans la face. En général, c'est à ce moment-là de sa douche, et de sa journée, que sa conscience est au maximum. C'est en partie pour ça qu'il prend trois douches par jour. Pour cela et parce qu'il s'ennuie. Il s’emmerde, il tourne en rond, il se fait chier comme un rat mort. Ça fait vingt ans que ça dure. Quand ses amis ont commencé leur puberté, lui a commencé à sérieusement se tourner les pouces. Il s'est peu à peu désintéressé de tout et de tout le monde. Pas à cause de l'esprit rebelle de ses années folles, juste par lassitude. Il n'est pas malheureux, enfin pas vraiment. Il est blasé, usé, à seulement trente-quatre ans. Il attend que son destin le trouve sans le chercher en retour. Il a eu des amis, des petites-amies et même un chat. Tous sont partis quand il a rendu public sa relation avec la bouteille. Même le chat. « Qu'ils partent... » avait-il pensé à l'époque des faits. On ne peut pas dire que ces mouvements relationnels ne lui ont rien fait, mais ça ne l'a pas non plus abattu. Par contre, ça l'a rendu très proche de la bibine. C'était il y a six ans. Maintenant, il divise son ying de son yang en étant responsable de la sécurité sur chantier le jour et ivre mort la nuit. Il s'ennuie toujours autant, mais il s'est inventé tout un tas de jeux pour faire passer le temps de son passage sur terre.


Ce soir, c'est son jeu préféré. Le voilà propre comme un sou neuf, la partie va commencer dans quelques heures. Cette manière de se divertir date d'il y a environs trois ans. Un anniversaire se fêtait dans son bar favori et il s'est retrouvé emporté par la foule dans deux appartements différents. Depuis, environ une fois par mois, il joue à l'invité mystère. Le but est de suivre la fête jusqu'à une demeure et d'y rester le plus longtemps possible. Certains soirs, il ne passe pas la porte. D'autres, il tient jusqu'au petit matin, quand la lumière dévoile les valises que chacun a sous les yeux.


Il ne reste pas là incognito, il discute, il sympathise. Une fois, il a même pris un bain. Si vous aviez vu la baignoire, vous auriez fait pareil. Ces soirées-là, il s'amuse comme un dingue, sans vraiment savoir s'il rigole des gens ou avec les gens. Il se fond dans toutes les conversations, tout le monde le trouve drôle et gentil. Ce qu'il est, mais l'alcool et l'ennuie ont eu raison du véritable lui. En général, il se fait mettre dehors quand l'hôte remarque que ses bouteilles descendent plus vite que prévu, ou bien quand les invités vont rejoindre leurs pénates ou leur plumard.

- Et toi, tu es qui déjà ?

- Sam.

- D'accord, Sam... Écoute, Sam, tu es cool,... Mais personne ne te connait ici et... Ce n'est pas contre toi, c'est... Enfin, c'est une soirée privée, du coup...

À partir de là, il se fout carrément de leur gueule, sans arrêter de rigoler. Souvent, il finit avec un coup de pied aux fesses ou un coup de poing dans la figure. Parfois, il a la permission de dormir en boule sur un tapis. Jamais il ne revoit aucune de ces personnes. Ce rituel mensuel l'amuse beaucoup.


Il monte dans sa voiture en sifflotant et se lance vers sa destination en répétant mentalement ses anecdotes préférées. Son bolide le dirige tout droit vers un petit festival de plus ou moins cinq cents personnes. Le public est majoritairement jeune. Tous ont l'air d'être autour de la toute petite vingtaine. Mal-à-l'aise du haut de ses trente-quatre printemps, il descend ses premières bières à une vitesse affolante. Plus tard dans la soirée, il repère deux groupes de gens de son âge. Le premier gigote sur la piste de danse, le second reste dans la zone du bar. La soirée se passe, Sam boit des chopes et danse en ne perdant pas ses proies du regard. Il ne s'amuse pas encore, sauf en draguant des gamines pour voir le dégout dans leurs yeux (il n'est pas moche, mais pour ces enfants post-pubères, il est presque grand-père).


C'est vers une heure du matin que la partie commence vraiment. Le groupe des danseurs rejoint le groupe des buveurs et, ô joie, tous partent ensemble. Sans perdre une minute, Sam les suit et lance la conversation avec le dernier de la meute.

- Quelle soirée ! Vingt dieux, j'ai perdu mes clés en allant pisser dans le champ derrière... Et toi, quel est le bilan ?

Rien de plus simple que d'engager la conversation avec une personne saoule, surtout quand on a gardé sa tête dans les parages tandis que le taux d'alcoolémie passait de 0,02mg à 1,7mg.


Après une courte marche, le voilà à l'intérieur. Il passe le pas de la porte et contemple son nouveau terrain de jeu. Tout est magnifique. Il se trouve dans un énorme duplex, une ancienne salle de théâtre de quartier aménagée en lieu de vie. « Au moins trois personnes vivent ici » pense-t-il, « dont peut-être une fille... ». Les lieux sont un bordel calculé. Divers objets de la vie de tous les jours trainent dans les coins et sur les tables, mais ils laissent assez de place pour que chacun soit confortablement installé. La pièce du bas est gigantesque et semble servir à la fois de cuisine, de salon, de salle à manger et d'atelier à quelqu'un qui utilise de la peinture. Il y a aussi une porte fenêtre, derrière laquelle Sam ne voit rien car il est une heure trente du matin. En haut, un palier-mezzanine montre quatre portes de quatre couleurs différentes. Sam est entouré d'une quinzaine de personnes et tout le monde rigole. Il se sert un verre de vin puis se lance dans ce bain social.


Il parle d'abord à une fille, puis à deux gars, puis à deux filles et un gars. Incroyable, pour une fois, il est sûr de rire avec les gens. À aucun moment il n'arrive à se moquer d'eux. Au contraire : il se tourne en dérision... Il s'en rend compte et est imperceptiblement pris de panique. Il est en train de perdre la partie. Alors, il sort l'artillerie lourde, il veut se moquer, pour se sentir un tout petit peu supérieur et continuer à gentiment haïr ses pairs du haut de sa tour d'ivoire.

Il retourne parler à une dame qu'il avait abordé dès son arrivée.

- Hé, tantôt tu me disais avoir visité New-York, je peux voir les photos ? « Tout le monde aime faire son show... » pense-t-il en posant la question.

- Maintenant ? Mon téléphone est dans mon sac... Et puis New-York, c'est New-York, tu n'as vu aucun film entre les années nonante et deux-milles-dix ? rigole la dame.

Il retourne la conversation comme un chef en se moquant de lui-même. La demoiselle lui fait même un sourire coquin quelques phrases plus tard. Insatisfait, il esquive et en croise trois qui parlent de football.

- Hé, vous avez des blagues à propos de la victoire truquée de la France ?

Les deux gentlemans et la donzelle le regardent amicalement et l'un d'entre eux dit :

- Ne le prend pas mal, mais on parle de « vrai » foot. Les histoires de Footix, ce n'est pas notre truc.

Là, il quitte la conversation par la petite porte. Pendant près d'une heure, il va de groupe en groupe à la recherche de quelqu'un dont le mode de vie serait tellement opposé au sien qu'il en deviendrait illégitimement risible. Quête vaine. Même les quelques camarades aux discussions politiques interminables finissent par rire avec lui. Aucun des êtres de ce lieu ne porte un masque de bienveillance forcé, personne n'a peur de le contredire directement, personne ne craint d'avoir l'air moins sympathique en défendant ardemment ses opinions. Pourquoi devraient-ils porter un masque ? Après tout, personne ne le connait.


Après une pause pipi méditative, Sam lâche son jeu. Il décide de s'amuser avec les autres jusqu'au moment fatidique où on le mettra à la porte. Cela dit, il est déjà quatre heures quarante du matin, le ciel va bientôt pâlir. Il reste huit personnes, dont lui. Soudain, quelqu'un sort une énorme bouteille de vieux rhume et, abracadabra, ils ne furent plus que trois. Malgré les brumes qui enveloppent son cerveau, Sam se sent vivant. Par contre, il n'est pas toujours sûr de savoir si les autres rigolent de lui ou avec lui, ce qui le met parfois brièvement dans l’embarras.


Trou noir. Il reprend conscience assis à une table, dans un jardin. La porte-fenêtre « cachait » une cour, un potager, et six mètres carré de pelouse. Il est entouré de sept personnes et tout ce qu'il a bu la veille ne demande qu'à ressortir. La bonne humeur est de la partie. Il a l'air d'être au moins treize heures. Personne ne le regarde de travers... Il a perdu son jeu. Il est toujours là. La société a gagné. Il a perdu. Néanmoins il est content. Il n'a que de bons souvenirs et il passe, encore actuellement, un excellent moment. Le voilà dans un beau jardin, à côté d'une belle maison et entouré de belles personnes. « La vie est cool, parfois... Excepter la tornade qui se forme dans mes intestins » se dit-il. C'est l'après-midi et il est toujours là. Pourtant, on lui a demandé plusieurs fois qui il était.

- Je suis Sam.

- D'accord.

Et la conversation continuait. Personne ne sait précisément qui il est et personne ne l'empêche d'être. Alors il se lâche et tout le monde se marre à fond. A vrai dire, il ne sait pas s'il a perdu ou s'il est en train d'exploser son record. Ce qui est certain, c'est qu'il ne s'est plus ennuyé depuis des heures et qu'il a envie de boire de l'eau.


Soudain, il se sent comme un con. Comment se fait-il que ce genre de moment ne lui soit pas arrivé pendant tout ce temps ? Finalement, peut-être que ça venait plus de lui que des autres, que le rire se partagent automatiquement si on ne le calcule pas ? Peut-être qu'il est tombé dans un nid de personnes vraies, toutes aussi belles les unes que les autres dans leurs singularités. La magie de l'instant ne s'explique pas, elle se vit et puis c'est tout. Il part de là dans les derniers. Il dit au revoir à contre-cœur et sort ses clés de sa poche. Une fois chez lui, après avoir vomi, il vide toutes ses bouteilles d'alcool dans l'évier, comme si une révélation lui était tombé dessus lorsqu'il avait la tête au-dessus du bol des toilettes. Dès que la dernière goutte touche le fond de l'évier, il regrette son geste... C'est le début de la soirée. Fatigué de corps et d'esprit, il se dirige instinctivement vers la douche. Une bonne nuit de sommeil l'attend avant de recommencer une millième semaine... Quand est-ce que cet enfer cyclique lui rendra de nouveau le sourire pour plus longtemps qu'un dimanche après-midi ? En se déshabillant, il repense au sourire de la chic fille qui a voyagé à New-York. Il se place ensuite dans le bac de douche et s'envoie un grand jet d'eau froide dans la face.



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