CHAPITRE 1
- Merci de votre fidélité. À demain, même heure, même chaine.
Le sourire de la présentatrice se confond brièvement avec le générique puis l’écran plat de 27 pouces laisse défiler tranquillement les noms de tous les braves ayant participé, de près ou de loin, à l’émission. Louis, debout devant la télé, une main sur le menton, se dit « hé bien, hé bien,.. » avant de retourner vers la cuisine.
Louis n’est plus tout jeune. Louis n’est pas encore vieux. « 56 ans, c’est la fleur de l’âge », pense-t-il souvent. Louis n’a jamais fait partie des grands. Son mètre cinquante-six l’a rendu timide et réservé. Cet homme est réglé comme un métronome. Chaque activité est planifiée, chaque plan remplit une journée et les journées font la semaine. Son activité principale est son travail, un poste de fonctionnaire dans le centre commercial. Le reste de ses activités se rapporte principalement aux travaux ménagers. Louis est organisé. Déjeuner, travailler, ranger. Une fois fatigué, c’est pile l’heure du souper. Il sort deux bâtonnets de poisson aux épinards de son congélateur et prépare de la purée. Quand a-t-il commencé à se nourrir exclusivement de ces aliments ? Lui-même n’est plus sûr de savoir depuis combien de temps ça dure...
La télévision continue de remplir le silence. Elle montre maintenant une jeune femme qui prépare le repas de ses enfants en dansant et en chantant. Les enfants sourient. Le papa rentre et mange avec sa famille, tout cela pendant que Louis finit de préparer son assiette. Il pose son séant dans la place du milieu de son canapé et il zappe sur la chaîne Animaux. Ensuite, il engloutit son repas en sept minutes chrono. L’homme métronome.
Louis n’a pas beaucoup d’amis. À vrai dire, il n’en a qu’un. Un collègue qu’il retrouve parfois le week-end pour jouer aux cartes. Souvent, il contemple sa grande table à manger, le cœur de la cuisine, et il la plaint un peu : même lui ne mange pas dessus. Jadis, il y avait de l’ambiance autour de cette table. Il y a longtemps, Louis avait une famille. Quand il y songe, ça lui semble être dans une autre vie. Une vie qu’il n’a pas tout à fait comprise. Doit-il avoir des regrets, des remords ou quelque chose comme ça ? Sa seule certitude est qu’ils ne sont plus là. Ils sont rentrés à quatre dans cette maison. Très vite, ils ne restèrent plus qu’à trois. Aujourd’hui, plus personne ne l’appelle « papa ». L’émission animalière propose une page de publicité. Revoilà cette famille incroyablement rythmée qui s’échange des saladiers. Louis éteint la télé.
Il y a exactement quatre mètres qui séparent le salon de sa chambre. Enfin, du fauteuil à sa chambre. Le salon est central. C’est une pièce d’environ 20m2. Quand une personne se tient debout au milieu, il trouve la chambre à l’est, la cuisine au sud, la salle de bain au nord et la porte du jardin à l’ouest. L’entrée de la maison et le corridor se trouvent au sud-est et le nord-est est occupé par un débarras. « Les invités devront traverser la cuisine... », avait soupiré sa femme avant d’emménager. La maison a un étage. C’était l’étage des jumeaux. Depuis qu’il vit seul, rien n’a bougé là-haut. L’homme a toutes les commodités qu’il lui faut au rez-de-chaussée. Le rez-de-chaussée non plus n’a pas beaucoup changé depuis qu’il est seul. Mais il est entretenu. « Ce n’est pas parce que je ne lis pas que la bibliothèque doit être poussiéreuse », pense-t-il tous les mardis en dépoussiérant. Louis n’est pas maniaque, il aime que ce soit rangé. « C’est différent ! », argumente-t-il quand un de ses collègues le taquine. Tout a une place dans sa maison. Du centre du salon, en tournant sur lui-même vers la gauche il voit : le meuble à chaussures à côté de la porte du jardin, une desserte rouge pleine de journaux, la porte de la cuisine, un meuble à vaisselle qui renferme les trésors de feux ses parents, le fauteuil, la bibliothèque, la porte de sa chambre, un calendrier, la porte de la salle de bains, un ficus, la télé et de nouveau le meuble à chaussures. La plupart des chaussures ne sont pas les siennes et le calendrier date de 2007, mais c’est bien comme ça. Une fois ses rites hygiéniques terminés, Louis enfile son pyjama et se met au lit. « Encore un jour de plus en moins ». Il s’endort en pensant au jeudi qui l’attend de l’autre côté de la nuit. Déjeuner, travailler, faire les sols...
Le lendemain, Louis ouvre un œil. Il est surpris de trouver sa chambre calme. Son bon et loyal radio-réveil donne généralement le ton de la journée à partir de 6h30. Il se redresse, rempli d’effroi : quelle heure est-il ?! Après avoir insulté son fidèle compagnon des matinées, il saute de son lit pour chercher l’heure. Les bras lui en tombent après l’avoir enfin trouvée. Il s’était levé à 9h15, un jeudi. Quelle folie !
9h15... En trente-cinq ans, son seul jour d’absence était celui de la naissance de ses enfants. Sa femme avait perdu les eaux vers 5h du matin, ils avaient foncé l’hôpital et treize heures plus tard (13 heures, 28 minutes exactement), il tenait dans ses bras deux magnifiques petits métis, deux garçons. Il se tordit le cou et le poignet pour parvenir à lire l’heure par-dessus les deux nouveaux humains. « 18h30. Le chef ne sera pas content que je ne l’aie pas appelé de toute la journée pour justifier mon absence... » Tels furent ses premiers mots à ses premiers enfants.
9h15... 9h16 maintenant ! Il prend le cornet du téléphone fixe et compose le numéro de son bureau. Il n’y a que quatre employés dans cette partie du centre commercial. Son ami, Pedro, un gars d’environ cinquante ans. À l’instar de Louis, Pedro est haut comme quatre pommes et demie. Mais lui, il en a fait une force. Il connait un nombre incroyable de blagues à ce sujet et a une voix tonitruante. Un jour, il y a longtemps, il fut humilié. Un garçon plus grand que lui baissa le short et le caleçon du petit Pedro devant les filles. Il avait crié « Petit Pedro, petit zizi ! » et toutes les princesses avait éclaté de rire. Après avoir pleuré des heures durant, il décida qu’il serait toujours le premier à rire de lui. Quand il raconte cette histoire, le petit homme endurci prend des faux airs de général vaincu, ce qui fait beaucoup rire Louis.
Leurs deux autres collègues s’appellent Thomas. Thomas G. et Thomas S. Thomas G. est là depuis une bonne dizaine d’années maintenant. Il dit toujours « cette carrière de fonctionnaire est temporaire » en partant le vendredi et il revient, silencieux, tous les lundis. Louis aime bien Thomas G. Il le trouve respectueux et travailleur. Il a presque quarante ans et il s’habille toujours comme un ado, ce qui déconcerte un peu Louis. Surtout les jours où le gaillard arbore son pull Super Mario. Thomas aime bien Louis. Il le trouve travailleur et respectueux. Les deux hommes n’ont jamais grand-chose à se dire, mais sont toujours contents de se voir.
Et puis il y a Thomas S., le plus jeune. « Un drôle d’énergumène » pense Louis quand il l’observe se prendre en photo avec son téléphone. Depuis cinq mois qu’il travaille là, Thomas S. n’a encore parlé à personne pendant plus de dix-sept secondes. Tous les quatre, ils gèrent une partie des coulisses du CoolCoolMall, un centre commercial réunissant trente-huit magasins, un supermarché, un parking et la garderie des employés. Louis s’occupe des contrats de toutes sortes, Pedro et Thomas G. font de la comptabilité et Thomas S. a « quelque chose à voir avec des histoires informatiques » résumerait Louis.
En écoutant la tonalité du téléphone, à 9h17, Louis espérait ne pas tomber sur Thomas S.
- Allô ? C’est moi, Louis.
- Louis, enfin ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Ce n'est pas ton genre de rater un jour. La dernière fois que c’est arrivé, c’était...
Dieu merci, c’est Pedro.
- À la naissance des jumeaux, oui. Je viens de me réveiller...
- Haha ! Ton réveil s’est fait la malle ?
- ...Plus ou moins.
- Hé ben, te voilà en congé ! Mon petit Louis, je t’interdis de venir ici ! T’inquiète, j’te couvre, haha !
Et il lui raccroche au nez alors que Louis cherchait quoi bredouiller pour se défendre. Déconcerté par l’impulsivité de son ami, il passe par plusieurs stades. La colère : « Mais pour qui se prend-il ?! Je suis assez grand pour choisir moi-même mes jours de congés ! ». L’angoisse : « Et les contrats des intérimaires qui doivent être envoyés ! Si je dois faire ça demain, je n’aurai pas fini avant 19h ! ». Le doute : « Pourquoi n’ai-je pas encore commencé à me préparer si cela m’ennuie tellement de manquer un jour… ? ». Et enfin, l’acceptation : « Alea jacta est et advienne que pourra... ». Vers 9h38, Louis a pris une décision. Cette journée ne sera pas comme les autres. Cela dit, il commence tout de même par faire les sols. Drôle de jeudi, mais jeudi quand même.
13h, Louis a fini de faire les sols. Il est assis sur le canapé, une assiette sur les genoux. Une serviette sur l’assiette, des miettes sur la serviette. Il ne bouge pas. À la télévision, le journal commence, une musique classico-dramatique envahit la pièce. Louis éteint la télé, mais ne se lève pas. Il décale son regard de quelques centimètres sur la gauche, sa vision traverse la porte-fenêtre. Le ciel est clair et parsemé de nuages. À six mètres de la porte, des feuilles de chêne se dandinent, mollement, sous la brise tandis que le tronc fait danser ses branches. Louis imagine leur bruit. Depuis combien de temps n’a-t-il pas prêté son attention au bruit du vent dans les arbres ? Son regard descend pour atterrir sur la cabane du jardin. Une construction mi-tôle, mi-parpaing d’environ deux mètres carrés. Il passe par là uniquement pour aller chercher la tondeuse. La pelouse est impeccable. Les parterres, eux, sont des petites jungles où les ronces se sont transformées en lianes pour les araignées-singes. Deuxième décision extraordinaire de la journée : il va faire du jardinage.
Dehors, debout au milieu de sa pelouse, notre homme mesure l’ampleur de la tâche. Son jardin est un carré de huit mètres de côté, au milieu du quel trône une balançoire. Il est entouré d’une haie de photinia dont les nouvelles feuilles rouges donnent le ton à la scène. Au pied de ces buissons ardents, des parterres aux bords pavés. De gros pavés que Pedro lui avait ramenés sans crier gare. Il avait entendu klaxonner devant chez lui, était descendu et fut surpris par son ami au volant d’une énorme camionnette.
- Il m’aura fallu le temps mais j’ai trouvé votre cadeau de crémaillère : des pavés de Paris !
- Des pavés de Paris ?!
- Ouais, une histoire de dingue ! L’autre jour, j’ai rencontré un type qui m’a invité à boire un coup chez sa cousine. Bref, cette gentille fille doit être bien contente de pouvoir à nouveau se garer dans son allée de garage...
- D’accord, oui, ok... Mais... Et qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça ?! répondit Louis, à fleur de peau. Ce n’est pas qu’il fut maniaque, mais il ne voyait pas où ranger ces pavés...
- Hé, t’emmènes pas ta famille à l’étranger alors j’ai eu une idée qui vous donnera l’impression de voyager.
À la fin de cette même journée, le jardin de Louis était transfiguré. Pedro avait fait apparaitre une longue et fine terrasse. Juste la place pour un transat ou un barbecue. Un chemin droit allant jusqu’à la cabane en longeant la balançoire et des parterres de fleurs. Sarah, la femme de Louis, était ravie.
Toujours posté, sans bouger, au milieu de son jardin, il se dit que c’était un cadeau qui avait vraiment valu la peine d’attendre... Avec un sourire nostalgique, il se dirige vers la remise à outils. Un sécateur. Il ne viendra jamais à bout de cette forêt de ronce sans sécateur. Il pousse la porte et jette un œil par l’embrasure. Un tas de manches jaillissant d’un amas de métal lui apparait. La lumière qui rentre avec lui faire reluire ce qui n’est pas encore rouillé. Louis ouvre la porte en grand. Un sécateur... Comme s’il eût entendu son appel silencieux, son assistant de la journée apparait à la vue du jardinier improvisé. Il le saisit d’un rapide mouvement, l’envie de se mettre à la tâche commence à se transformer en impatience... L’homme fait demi-tour et fonce vers l’extérieur. Une fois devant sa besogne, il plonge la main dedans, sécateur ouvert. Il la ressort aussitôt. Des gants...
Après avoir fouillé la maison des outils de fond en comble et avoir trouvé deux mains gauches de tailles différentes, Louis traverse son jardin, son salon, sa cuisine et son corridor d’un pas décidé. À 13h47, le vacancier démarre sa voiture vers le magasin de jardinage le plus proche. À deux kilomètre huit cents, d’après son GPS.
CHAPITRE 2
- Merci de votre fidélité. À demain, même heure, même chaine !
Le visage du présentateur s’étire de toute sa longueur pendant que le générique s’installe à côté de l’image du plateau. Abou, debout devant son téléviseur se dit « vingt dieux... ».
Abou, c’est le diminutif d’Aboubakar. Un prénom que ce jeune homme porte fièrement depuis une trentaine d’année. Soyons honnête, il l’a porté fièrement pendant dix-sept ans, s’est fait appeler Tom pendant 8 ans et n’a plus su se cacher dès que commença la partie la plus poétique de sa vie.
C’était un mardi. Il était à la gare, le train avait 48 minutes de retard. C’était une gare faussement rénovée par un architecte se déplaçant probablement en voiture ; les murs étaient propres, des tableaux d’artistes de la ville y faisaient la ronde sous la lumière de LED orangées, mais l’espace n’offrait que deux banquettes aux passagers. Ils s’amassaient donc en grappe sur le quai. Se sentant devenir agoraphobe, Tom marcha jusqu’à la pointe du trottoir ferroviaire, s’assit par terre et entendit :
- S’cuse moi, on n'a pas travaillé au même endroit ? Kotau ?
- Euh non, je suis son jumeau...
- Waw, dingue !
- Bof...
- C’est quoi, ton prénom ?
- ...Aboubakar, répondit Tom.
Malgré son mètre quatre-vingt-sept et ses larges épaules, malgré ses nonante-deux kilo et son allure de guerrier, il se sentit ramollir face aux deux yeux-feuilles de nénuphar qui le dévisageaient.
Abou a gardé des traits fins, malgré ses efforts en salle pour se muscler comme un bœuf. Son frère et lui sont des jumeaux que beaucoup de choses séparent, si ce n’est leur ressemblance qui perdure avec les années. Abou n’a jamais laissé pousser ses cheveux, Kotau a presque tout essayé avant de se fixer au chignon de samouraï. Abou porte uniquement des jeans, Kotau n’a pas mis autre chose qu’un baggy depuis treize ans. Abou pense que les barbus se négligent, Kotau entretient son bouc depuis ses premiers poils. Abou est resté, Kotau est parti. Abou et Kotau ne se sont pas vus depuis quatre ans.
« La petite dort à poings fermés », dit la femme au yeux-feuilles de nénuphar à Abou. Elle ferme la porte qui sépare la chambre du salon et va s’asseoir directement au milieu du canapé rouge à quatre places. L’homme se dirige vers la cuisine de leur appartement de cinquante mètres carrés aux abords du centre-ville. C’est un logement de peu de pièces. Le salon-salle-à-manger en est le cœur. Il fait un peu moins de 25m2. La cuisine et la chambre sont au nord. La salle de bains se compose d’un WC, d’un lavabo et d’une douche, alignés derrière un épais rideau noir, le long du mur de la chambre. Conséquence : Abou et Suzie se sont inventés un code en morse pour communiquer du fauteuil à la douche. Un long + un court = « t’as bientôt fini ? ». Deux courts + un long = « j’ai le temps ou je peux encore trainer ? ». Trois courts = « grouille !! »
Du milieu du salon-salle-à-manger, en tournant vers la droite, départ face au nord, Abou voit un cadre de 50x30 protégeant une photo de leur fille, la porte rouge de la chambre familiale, un ficus, leur divan rouge (leur premier meuble commun), un autre ficus, une table en bois, collée contre le mur en temps normal, mais qui se laisse volontairement entourer les soirs de fêtes. Trois puzzles encadrés de 10 000 pièces chacun — la Nuit étoilée de Van Gogh, The Dark Side Of the Moon et une image de campagne — et quatre chaises en bois. Ensuite... Il voit la porte d’entrée, une bibliothèque (aussi porteuse de télé), la porte brune de la cuisine et de nouveau la photo de leur fille. La lumière parvient à l’intérieur par deux grandes fenêtres de toits, la fenêtre de la cuisine et celle de leur chambre.
La lady fixe distraitement la télévision lorsque Abou revient de la cuisine. Il porte deux assiettes profondes, garnies d’épinards frais à la crème, de purée maison et de poisson à la chair tendre.
- Mercredi, quelque chose avec des pommes-de-terre, murmura Suzie dans un sourire.
- Quoi ?
- Rien, lui répondit-elle, amusée.
L’écran leur présente une publicité au sujet de douleurs musculaires. Un couple âgé en chemise et chemisier immaculés court dans un jardin derrière un bambin qui rit aux éclats. L’homme rattrape l’enfant, ils tombent, roulent et rigolent. La dame les rejoint et les relève en les tirant par la main. Suzie éteint la télé.
- Tu ne veux pas plutôt discuter ?
- De quoi ? répond Abou, la bouche pleine de purée.
- Bin... Ça me manque d’avoir un jardin... Je sais qu’on déménage dans six mois, mais...
- Mais ?
- Les temps sont durs, et tout, mais le printemps arrive et...
- Et ?
- Des bacs à fleurs aux fenêtres. Dans la cuisine et la chambre, lâcha-t-elle, à court d’arguments.
- En imaginant que notre prochain chez-nous aura des fenêtres, je crois qu’on peut se le permettre, lui répond Abou en souriant des lèvres, des yeux et du cœur. Je finis à 14h demain. Tu peux venir me chercher avec notre princesse et on ira à la jardinerie ensemble, c’est juste à côté.
- Parfait ! Au fait, j’ai quand même les boules de reprendre le boulot la semaine prochaine...
Ils bavardent pendant que le temps passe et le temps passe pendant qu’ils bavardent. Un petit pétard puis tout l’appartement est plongé dans le noir.
Le lendemain, jeudi, à 14h pile, Abou et ses collègues lâchent tout ce qu’ils ont en main et foncent vers les vestiaires. À quelques mètres de la porte, ils croisent l’équipe de 14-22 qui avance vers les tapis en trainant les pieds... Sauf Joseph. Joseph est toujours content d’aller travailler à la chaine, Dieu sait pourquoi... Quand ils sont dans la même équipe, Abou le regarde du coin de l’œil. Il le voit empiler les bacs avec application et, avec une pointe d’ironie, il pense « heureux les simples d’esprit ».
Pendant que Joseph s’installe à sa place, Abou se change dans les vestiaires. Il sort ensuite de l’usine d’un pas moins précipité que ses camarades. En traversant le hall, il écoute le calme qui règne autour de lui. Il se penche sur le comptoir de l’accueil pour signer le registre, il est le dernier à sortir.
- À demain ! lui lance le nouveau vigile.
- Ouais... À demain...
Il traverse le parking pour rejoindre la route et il s’assied dans l’herbe. C’est une belle journée. Le ciel est clair et parsemé de nuages. Une petite voiture rouge s’arrête devant lui. Il se lève pendant que Suzie baisse la vitre.
- Que me voulez-vous ? dit-il sur le ton de la blague.
Elle lui tire la langue, rigole et fait mine de démarrer.
- Non, non, non, ok, ok, ok ! crie Abou en courant derrière la voiture. 1,6km plus tard, il arrive à la jardinerie. Ils sortent en même temps de la voiture et Abou prend l’enfant dans ses bras. « Ce sourire... Il vaut la peine de passer 8h à l’usine » pense-t-il en la regardant.
En traversant le parking, Abou est soudain tétanisé sur place.
-Hé bah, qu’est-ce qu’il t’arrive ? lui demande Suzie en le regardant de guingois. Même la petite a soudain des points d’interrogation plein les yeux.
- C’est la voiture de mon père... Tu sais, le gars dont je ne te parle jamais...
Il s’approche de la petite voiture grise.
- En fait, je ne t’en parle jamais parce que... J’sais pas quoi dire sur lui. Et surtout, je ne saurai pas quoi lui dire si je le croise... Mais qu’est-ce qu’il fout là d’ailleurs ?!
Il continue son monologue en passant par plusieurs stade. La colère : « Mais comment ça se fait qu’on le croise ?! J’avais tout calculé ! ». L’angoisse : « Et s’il nous tient la jambe ? Après on doit faire les courses, il va y avoir plein de monde ! ». Le doute : « Il y a quelques années, je serais parti en courant. Pourquoi je reste planté là, à côté de sa voiture ? » Il se rappelle que c’est sa fille qu’il tient dans les bras, la regarde et vient le soulagement : « L’aventure, c’est l’aventure... ». Il lève la tête et voit sa femme qui le regarde avec des yeux ronds comme des nénuphars en fleurs.
- Je vais commencer à insister pour que tu me parles de ton père... Sois prêt...
Abou la rejoint et ils rentrent main dans la main dans la jardinerie. La moiteur les fait se lâcher en quelques secondes.
Aussitôt rentré, Abou tend sa fille à la mère et ouvre grand les yeux.
- Va déjà faire la file. Je trouve les bacs et je te rejoins.
- Holà... Ok... répondit Suzie, une peu déçue de la tournure de leur petite virée.
Elle marche vers les caisses en regardant autour d’elle. Elle est entourée d’une dizaine de rayons, le rayon accessoires, le rayon arrosoirs, le rayon outils, le rayon graines, le rayon nichoirs... Oh, le rayon nichoirs ! Non, Suzie a une mission, tant pis pour les nichoirs. « Ce n’est pas comme si on avait un jardin de toute façon... ». Elle slalome entre les quelques clients et se place dans la file. Un homme d’une grosse cinquantaine d’années vient se placer derrière elle, une paire de nouveaux gants à la main. Elle regarde les gens autour d’elle. « Et si c’était lui ? » pense-t-elle en observant un homme aux cheveux blancs qui hésitait entre deux arrosoirs. « Ou lui ? » se dit-elle en apercevant un gentleman dans la même tranche d’âge qui essayait d’interpeler une vendeuse.
- Merci, au revoir ! dit la caissière.
- Euh, au revoir, merci, balbutie une cliente en se précipitant pour débarrasser la caisse de ses achats tout en rangeant sa monnaie.
Il y a encore cinq personnes avant elle. Soudain, elle aperçoit son cher et tendre planqué derrière le rayon pots. Il la regarde sans bouger. Doit-elle aller le rejoindre ? Sa mission perdrait tout son sens... D’un coup, le regard d’Abou passe du chat apeuré au fier lion. Il bombe le torse et avance droit vers Suzie. Il s’arrête derrière l’homme aux nouveaux gants et lui tapote l’épaule. Louis, qui se demandait pourquoi cette jeune fille ne regardait pas devant elle, voit les yeux de sa voisine de file s’écarquiller au moment où quelqu’un lui touche l’épaule.
- Papa ?
Louis se retourne et n’en croit pas ses yeux.
- Je te présente ma femme et ma fille.
Louis lâche ses gants par terre, l’air stupéfait. Il semble avoir perdu son français. « Enchanté » dit-il après quelques secondes.
Le père et le fils se regardent. Ils s’observent. Voilà presque dix années qu’ils ne s’étaient plus admirés dans le miroir générationnel. Abou est surpris. Il trouve que son père a vieilli. Il se souvenait être plus grand que lui, mais il lui semble que le paternel a perdu trois ou quatre centimètres. Ses cheveux ne sont plus bruns et un peu gris mais gris et un peu foncés. Ses rides se sont creusées et de nouvelles ont fait leur apparition. Sa tête est toujours aussi carrée, mais sa peau a perdu en fermeté... À part ça, il a toujours la même coupe, le même genre de pull en coton duquel dépasse le même col de chemise blanc que quand Abou était jeune. Le garçon se demande si ses oreilles grandiront à la même vitesse que celle de son père...
Louis contemple Abou l’air ravi. Son fils va bien, il a une femme, il a une fille. Il est en bonne santé, il est beau. Le père se dit qu’il aurait dû prendre exemple sur son fils et faire plus de sport dans sa jeunesse. La première génération s’avance vers la deuxième, comme pour la prendre dans ses bras... Mais il semble stoppé par une force invisible au même moment où Abou recule instinctivement. Une voix les ramène sur terre :
- Euh moi c’est Suzie... Et elle, c’est Conso... Elle a bientôt 2 ans.
- Oh ! s’exclame Louis, sorti de sa torpeur. Elle est magnifique cette... Ma petite fille ?
- Oui, répond Abou une fois de retour sur terre. Ta petite fille.
Conso, c’est le diminutif de Consolatrice. Elle, elle s’appelle juste Conso. « Alors, son prénom entier sera un diminutif ? Ça ne va pas l’ennuyer ? » avait essayé d’argumenter l’homme le matin où sa femme se réveilla avec une révélation prénatale. C’était le seul argument qui lui était venu en tête. Ce qui l’avait poussé à rapidement adhérer à l’idée de Suzie. Deux mois plus tard, leur fille, Conso, était enregistrée au registre de l’état civil. A côté du matricule « 17.09.23-702.34 »
Louis et Abou se dévisagent de nouveau sans rien dire depuis une bonne minute. Suzie, qui ne compte plus qu’une personne avant eux, ramasse les gants et les met sur le tapis.
- Merci jeune fille... Suzie, bredouille Louis.
Il s’empresse de sortir son portefeuille. La caissière fait retentir le « bip » pour la 437ème fois de la journée (pas facile d’être caissière avec le TOC de tout compter). Louis paie pendant qu’Abou, Suzie et Conso attendent sans trop oser bouger. Le père revient ensuite vers eux. Il marche en regardant ses pieds puis, brusquement, il lève la tête et dit :
- Je suis en congé aujourd’hui... J’allais jardiner et je... Accompagnez-moi jusqu’à ma voiture.
- Oh... Ok.. répond son fils, dérouté, en prenant sa femme par les épaules.
Son père, un jour de congé ? Serait-il malade ? La petite famille sort du magasin. Louis avance en tête, Suzie et Conso ferment la marche. Abou suit le cours des évènements et devient spectateur de sa propre vie. Ils passent les portes, traversent le parking et arrivent à la hauteur de la petite voiture grise. Aucun d’eux n’a osé prononcer un mot pendant le trajet. Même Conso.
- Donc, tu es en congé ? demanda Abou, trépignant de connaitre la fin de cette phrase.
-Hé ouais... Mais sans le faire exprès ! Tu te souviens de Pedro ? C’est lui qui m’a mis en congé, à cause du réveil...
- Pedro a été promu ? Quel est le rapport avec un réveil ?
- Mais laisse-moi m’expliquer ! grogne soudain Louis qui s’énerve de ne pas réussir à se faire comprendre. Bon, bref... Depuis combien de temps es-tu revenu ?
- Je ne suis jamais vraiment parti... Mais Kotau habite en Espagne depuis 6 ans. Il revient parfois...
- Jamais parti ? répète le père, déboussolé... Mais... Pourquoi ne nous sommes-nous pas vus pendant tout ce temps ?
Le regard que Louis jeta à son fils en lui posant cette question fit frissonner Suzie.
- Hm... J’étais... Occupé ? J’ai été pas mal occupé… Ces dix dernières années...
Un ange passe. Abou baisse les yeux, il s’était senti fort comme un lion, mais là, il n’arrive plus à soutenir le regard de son paternel.
- Soit, maintenant que tu es là... Que vous êtes là, se rectifie-t-il en jetant un coup d’œil aux femmes de la famille, passez donc me voir cet après-4h. J’allais jardiner, mais je... Cette journée est pleine d’imprévus.
- Ç’aurait été avec plaisir, mais nous devons encore faire les courses ! dit Suzie qui lisait l’angoisse sur le visage de sa moitié. Le vieux la coupe brusquement :
- Faire les courses un jeudi ? Mais voyons, un frigo ça se remplit en début de semaine ! Comme ça, le dimanche, tu peux faire un plat qui mijote avec les restes ou de la soupe et...
Suzie et Abou l’écoutaient, consternés.
- Pardon là, on doit y aller. L’interrompt Abou
Le couple tourne les talons en laissant le vieux debout, à côté de sa voiture. Ils retrouvent la leur, installent leur fille et s’installent à leur tour, sans échanger un mot. Une fois derrière le volant, il dit :
- Au fait, il y avait plusieurs sortes de bacs à fleurs. Les plus cools sont disponibles en quatre couleurs différentes, je n’ai pas su choisir.
- On y retourne ? demande Suzie dont le regard est instantanément redevenu rieur.
- On y retourne, dit-il, le sourire aux lèvres et la tristesse aux yeux
CHAPITRE TROIS
Il est maintenant 20h. Le JT est terminé sur à peu près toutes les chaines. Louis prend la télécommande. La télévision lui présente des images de femmes sveltes qui dansent au milieu d’un tas de fruits. L’une d’elle ouvre la bouche, elle va se mettre à chanter. Louis éteint la télé. « Jamais vraiment parti... Après tout ce temps, ce sont ces mots-là qu’il dit... ». Il reste assis sur son canapé et regarde par la porte-fenêtre. Il n’a pas jardiné finalement. « Jamais vraiment parti... Pendant 10 ans... »
À l’autre bout de la ville, Abou regarde pensivement par la fenêtre ouverte. Quelle heure peut-il bien être ? Le JT est surement passé... Conso dort à poings fermés, perdue dans l’immensité du grand lit de ses parents. L’odeur fantôme des poivrons farcis se mélange à celle du digesplif. Suzie rentre dans la chambre.
- J’ai fini la vaisselle.
- Oh, pardon ! J’allais venir t’aider...
- Circonstance atténuante. D’ailleurs... Tu peux me parler de ton padre, s’il te plait ?
- Mouais... Là, maintenant ?
Elle incline la tête en guise de réponse, un tout petit peu sur la droite. Elle sait qu’il sait qu’elle sait que ça le fait craquer. Elle va ensuite s’asseoir à côté de leur fille, se couche en prenant appui sur son coude gauche et le regarde sans rien dire. L’homme sent son cœur s’alléger devant cette scène. Il va les rejoindre sur le lit, inspire, expire et commence, à voix basse.
« Te parler de mon père... Difficile de parler de quelqu’un à qui je n’ai jamais rien eu à dire. Enfin, on lui parlait quand on était petits (jumelage oblige, Abou et Kotau racontent leur enfance à la troisième personne de la troisième personne). Et puis ça a changé. Pas du jour au lendemain, en trois semaines exactement. C’est le temps qu’il y a eu entre le diagnostic et le décès. On avait 13 ans. En trois semaines, on n’a plus eu de maman. Mais ça, je te l’avais dit... Non ? »
Suzie ne répond pas, elle écoute. Inspiration, expiration.
« Pendant ces trois semaines, il a agi comme si maman avait juste une grippe. Son état se dégradait de jour en jour, la dernière semaine s’est passée à l’hôpital. Et pendant tout ce temps-là, il allait travailler. On restait à la maison pour aider notre mère et lui, il partait à 7h45 pour revenir à 18h20, tous les jours. Il faut bien payer les factures, mais... Après plus de 10 ans dans la même boite, il n’avait raté qu’un seul jour, celui de notre naissance. Il aurait surement eu un congé payé ! L’a-t-il seulement demandé ? »
« Bref... Notre maman est morte, un jeudi. Pile trois semaines après que le médecin l’ait rappelée à propos d’un mal de tête persistant... Elle est partie au matin. Son corps est resté dans la chambre pendant un petit moment. Mon père travaillait. Ni nous, ni notre tante n’avions le courage d’appeler une infirmière. Ma tante a soudain retrouvé son sens commun, elle nous a attrapés par les poignets et nous a tirés en dehors de la chambre. Elle nous a assis sur le premier banc que nous avions croisé.
- Restez là, je vais chercher une infirmière !
« Nous sommes restés là des heures. C’était un monstre, cet hôpital. Une fourmilière de chemises bleues, blanches et vertes, et de gens mal portants. Tout un tas d’ailes et de services, des kilomètres de couloirs. Le temps passait et nous n’osions pas bouger. Dieu sait combien de minutes ou d’heures plus tard, le paternel est arrivé. Je n’avais pas envie de lui parler. Cette envie n’est jamais vraiment revenue, au point que je demande si elle a été réellement présente un jour ou si ma mémoire idéalise mes souvenirs... »
Abou tourne la tête vers Suzie, elle le fixe. Elle a un regard de rongeur. Le calme les a presque enveloppés quand Abou le repousse en continuant son histoire.
« Et puis, j’ai grandi. Kotau aussi a grandi. Cette aventure nous a éloignés... On partageait tout, des slips aux billes... Puis un beau matin, des années plus tard et très tôt, je l’ai entendu rentrer sur la pointe des pieds avec quelqu’un. Je me suis alors rendu compte que je ne connaissais presque plus rien de la vie de mon frère. Je ne parlais pas trop à l’un et plus trop à l’autre... J’ai tout mis en œuvre pour partir. C’était il y a dix ans. Une fois en dehors de la maison, je n’ai jamais réussi à quitter la ville. Entre la mort de maman et mon départ, j’étais coincé dans l’infernale vie ritualisée de mon padre. Connaissant ses trajets par cœur, je me suis arrangé pour ne pas le croiser. Et puis, je suis rentré dans ma routine, je suppose... »
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