La Balançoire - Chapitre 1
- Maï Brass
- 27 févr. 2024
- 13 min de lecture
Chapitre un
– Alors, comment allez-vous aujourd’hui ?
Joseph la regarda amicalement. Cela faisait trois semaines que cette maman prenait cordialement de ses nouvelles et qu’il lui répondait par un sourire courtois.
– Je vais bien, merci. Et vous ?
Elle était jolie. Elle devait avoir à peu près quarante ans. Son visage était rond et expressif. Ses cheveux châtains blondissaient de jour en jour grâce au soleil de l’été et ses fossettes ne demandaient qu’à accueillir des bisous. Le draguait-elle ? Il n’en était pas sûr. De toute façon, il n’était pas intéressé. Ces politesses ne dépassaient jamais les quelques minutes d’attente quotidiennes devant l’école de leurs enfants.
Cela avait commencé un jour où, préoccupé par l’attitude changeante de sa fille, il lui avait timidement demandé : « Excusez-moi, mais… Que faites-vous pour occuper vos enfants après l’école ? » Elle avait beaucoup ri, mais elle n’avait pas répondu. Il n’insista pas. Il songea à chercher ailleurs une solution à son problème. Il était père célibataire depuis un an. Un an jour pour jour. Dans une semaine de plus, sa fille, Albine, aurait douze ans. Ce jour n’était donc pas un jour comme les autres, mais peut-on réellement célébrer la disparition d’un être cher ? L’homme était plongé dans ses pensées lorsque la gentille dame reprit la conversation :
– Au fait, vous souvenez-vous m’avoir demandé comment j’occupe mes enfants ? Je ne vous ai jamais répondu... Je leur fais faire la cuisine et le ménage une fois leurs devoirs terminés. Que voulez-vous qu’ils fassent d’autre ? questionna-t-elle en gloussant un petit peu.
– Haha, oui, je… Je me souviens, c’était une question idiote. Je ne sais pas ce qui m’était passé par la tête ce jour là, répondit-il, embarrassé.
La cloche retentit. Le son provenait de l’intérieur de l’énorme bâtiment gris et carré, perforé d’une cour centrale tout aussi grise et tout aussi carrée. Cette école avalait et recrachait chaque jour des milliers d’élèves. Le bruit de leurs pas pressés parvenait aux oreilles des parents, trépignant à l’affut des visages de leur progéniture. Soudain, ils jaillirent de toutes les portes de l’édifice en une meute désorganisée. Joseph aperçut sa fille, son Albine. Elle semblait être en grande conversation avec une de ses copines. Chaque jour, sa petite fille chérie lui semblait beaucoup plus grande que la veille. Ses yeux en amande et son nez fin étaient les mêmes que ceux de sa défunte mère. Ses cheveux indomptables volaient, ébouriffés, tout autour de son visage, contrairement à ceux de sa maman qui était toujours impeccablement coiffée d’un chignon blond comme les blés. La crinière d’Albine était noire et frisée. Un héritage de son père, un homme à la peau à la couleur de l’ébène. Elle était blanche, il était noir et leur fille était magnifique.
Dés qu’elle fut arrivée à sa hauteur, Joseph l’attrapa tendrement par les épaules. Il lui laissa juste le temps de dire au revoir à sa camarade. Ils s’embrassèrent ensuite à tour de rôle sur chaque joue. C’était un jour de plus où la jeune fille acceptait ce petit rituel enfantin devant un public. « On ne sait jamais quand sera la dernière fois », disait régulièrement sa femme en répétant l’ensemble des petits gestes quotidiens que nécessite un enfant en bas âge.
Ils marchèrent ensuite jusqu’à un arrêt de bus situé à quelques centaines de mètres. Pendant ce temps, ils se racontaient brièvement leur journée. Rien d’incroyable ne s’était passé. C’était un jour normal, voire banal, mis-à-part le triste anniversaire du décès de leur reine. Aucun des deux n’évoqua le sujet. Durant ce court trajet, Joseph vit s’effacer, petit à petit, la risette qu’Albine arborait quelques instants plus tôt, au côté de son amie. Cela l’attrista, lui qui était prêt à faire n’importe quoi pour que la joie revienne et qu’elle perdure. Ils arrivèrent à l’arrêt en même temps que le bus et entrèrent dans le véhicule en se précipitant à leurs places favorites : celles à côté de la porte de sortie. La toute petite famille profita du trajet pour discuter de leur lecture, pour faire du calcul mental et pour commenter les quartiers de la ville dans une langue étrangère. Enfin, ils arrivèrent à trois rues de chez eux et descendirent. Les derniers mètres se firent dans le silence. Ils passaient devant les maisons de leurs voisins, chacune plus belle et plus colorée que la précédente. Certaines avaient un jardin à l’avant, d’autres à l’arrière. Il y en avait avec des balcons ou avec un nombre presque indécent de fenêtres, œil de bœuf et autres surfaces vitrées. Elles étaient jaune paille, bleu turquoise, vert pomme, avec cheminées, avec piscine, de plain-pied ou en forme de tour. Elles étaient aussi diverses et variées que le caractère de leurs habitants. L’homme et sa fille arrivèrent chez eux. C’était une maison en briques rouge vif qui semblaient ne jamais vieillir. Elle comptait deux étages, dont un grand grenier. La façade avant était munie de deux grands balcons, appartenant chacun à une chambre. Les garde-corps étaient en fer forgé et décorés d’animaux métalliques de toutes sortes. Au rez-de-chaussée, côté rue, une seule grande fenêtre côtoyait la porte d’entrée. Une petite cour en galets accueillait les visiteurs et un grand jardin à l’herbe rase se situait à l’arrière. Dès que la jeune fille fut à l’intérieur, elle monta dans sa chambre et s’installa à son bureau pour commencer sagement ses devoirs. Joseph, lui, enfila son bleu de travail.
Avant de poursuivre cette histoire, laissez-moi vous donner quelques explications au sujet des mœurs et de la société dans lesquels évoluent nos deux héros. Ils vivent dans un univers où l’amusement n’a jamais su se faire une place. Leurs ancêtres méprisaient le divertissement, à un tel point que même les cartes et les jeux de plateau n’ont jamais été inventés. Chaque minute doit être occupée intelligemment ou productivement. Personne n’aurait l’idée de glisser sur un toboggan, ni de faire quoi que ce soit d’autre, juste pour le plaisir. Là-bas, le plaisir se trouve dans la stimulation cérébrale, pas dans les plaines de jeux. D’ailleurs, celles-ci n’ont jamais vu le jour. C’est un monde où les athlètes de haut niveau sont mathématiciens et poètes. La télévision ne propose que des émissions didactiques ou instructives. Les concours de Sudoku et de suites de Syracuse sont monnaie courante et le papier toilette est imprimé avec des mots-croisés.
La plupart des journées sont divisées en deux parties. Le matin, les enfants et les adolescents se rendent à l’école afin d’y suivre les cours généraux en primaire et de se spécialiser dans une option dès le secondaire. Économie, biologie, droit, le choix est large. Les adultes, eux, passent ce même moment de la journée à faire un travail qu’ils n’ont pas choisi. Un « job alimentaire ». C’est un emploi décidé par la Commune. Il sert uniquement à payer les factures et change tous les deux ans. Joseph a déjà été ouvrier de production, balayeur de rue, chauffeur de bus et vendeur dans un supermarché. Personne ne peut choisir et tout le monde est content d’en changer. Ensuite, durant la deuxième partie de la journée, l’après-midi, les enfants exécutent les différentes tâches ménagères. Ils ont appris à entretenir une maison dès leur plus jeune âge. Balayer, ranger, trier, arroser, cuisiner, c’est de leur responsabilité. La loi stipule tout de même qu’il doit toujours y avoir un parent avec les jeunes enfants, pour des raisons évidentes de sécurité. Pendant qu’ils frottent, les adultes, enfilent leur bleu de travail ou leur tablier. C’est le moment où ils pratiquent des métiers dit « porteurs ». C’est dans ceux-ci que se trouvent l’épanouissement et l’accomplissement. Contrairement aux jobs du matin, les métiers porteurs sont choisis après le temps de réflexion nécessaire à chacun. Par contre, ils n’apportent aucun salaire, si ce n’est de la reconnaissance et de la valorisation. Joseph est forgeron de métier. Il a fabriqué lui-même les balcons et toute la ferronnerie de leur maison ainsi que celle de multiples voisins. Chaque personne s’est découvert un talent pour quelque chose et en fait profiter le plus possible son entourage. L’argent ne sert qu’à payer les matières premières. Le reste vient du cœur. Les derniers jours de la semaine (entre deux et quatre, selon les saisons) sont consacrés aux rencontres et à l’échange. Jusqu’en début d’après-midi, les enfants voyagent d’atelier en atelier pour apprendre à manier différents outils. Ensuite, après une bonne sieste, les gens se retrouvent dans des lieux de rencontre. Ils y partagent leurs réflexions, remplissent leur carnet de commandes et boivent des bières. Ces derniers jours sont souvent synonymes de bons moments et de débats intéressants.
Seules les mères de jeunes enfants et les tout petits eux-mêmes peuvent déroger à cette organisation. La période qui se nomme chez nous le « congé de maternité » ne porte pas de nom là bas. Elle dure sept ans. Sept merveilleuses années à consacrer à chaque enfant, sept ans d’amour et d’apprentissage à temps plein. Parfois, la mère raccourcit cette période, parfois elle l’allonge. Il existe des familles très nombreuses avec, à leur tête, des mamans à temps plein depuis plus de vingt ans, suivies par une petite dizaine de minots. Ce qui ne les empêche pas de cultiver des centres d’intérêt comme la chimie, l’informatique ou l’ornithologie.
C’était la fin de l’été, la fin de semaine était réduite à son minimum. Albine se plaisait beaucoup chez madame Mine, la tisseuse. Le trajet de la navette qui voyageait entre les fils l’hypnotisait. Entourée de quelques autres enfants, elle suivait cet objet du regard et se plongeait dans ses pensées. Joseph, pendant ce temps-là, passait ses journées seul dans son atelier ou dans son salon, le nez plongé dans des livres de géométrie ou d’astronomie. La maman d’Albine avait été orfèvre. Elle réalisait des bijoux d’une grande finesse. Ses talents étaient très souvent sollicités et sa clientèle était principalement composée de jeunes filles sortant tout juste de l’adolescence. Elle n’aimait pas travailler seule. Elle faisait partie d’un groupe de quatre copines s’invitant chacune à leur tour d’un atelier à un autre. Jadis, la maison résonnait des rires de ces dames et des cris des enfants. Désormais, les fins de semaines étaient calmes. Le lendemain qui les attendait n’y ferait pas exception.
Joseph était en train de réaliser les ornements d’une grille pour une famille vivant à deux pas de chez eux. Il affinait les derniers détails et soudait délicatement les éléments. Dans la pièce au-dessus de lui, Albine étudiait sagement. Son bureau faisait face à la porte-fenêtre de son balcon. Elle n’avait qu’à lever légèrement les yeux pour admirer l’extérieur et ses habitants. Sa chambre était très grande, et rectangulaire. Absolument tous les meubles étaient en fer forgé, son lit, ses étagères, sa commode, sa chaise, etc. Son père reconnaissait s’être un peu emballé après l’annonce de la grossesse. Tout le mobilier était glacial en hiver et brulant en été. Le seul élément en bois était une énorme horloge, d’au moins deux fois la taille de la gamine, dont le pendule marquait la droite avec un « tic » bruyant et la gauche avec un « tac » massif. Cette horloge trônait auparavant au rez-de-chaussée, dans le salon. Avant cela, elle décorait le mur de sa grand-mère maternelle et, dans une vie encore plus antérieure, elle accompagnait la mère de cette grand-mère. La transmission perdurait depuis huit générations et chacune en prenait le plus grand soin. Certaines femmes se donnent des bijoux, d’autres des meubles.
L’horloge sonna trois heures avec une série tonitruante de coups qui firent trembler la maison. À chaque fois, le père se demandait comment sa fille pouvait dormir à côté d’un monstre pareil. Elle apparaissait pourtant tous les matins reposée et fraiche comme la rosée. Il était donc trois heures et la jeune fille rangea ses crayons et ses cahiers puis descendit à la cuisine pour manger une pomme. Une fois que le fruit fut terminé, elle en jeta le trognon le plus loin possible dans le jardin. En se retournant, elle ouvrit la porte de la pièce adjacente, l’atelier de son père, pour regarder un instant à l’intérieur. Joseph était tellement absorbé par son ouvrage qu’il ne perçut même pas qu’on l’observait. Elle referma la porte et alla enfiler sa tenue de ménagère. Ce jour là, il fallait faire la salle de bains et aspirer l’étage, dénoyauter des cerises pour les congeler et, comme d’habitude, faire un souper. Habituée à ce rythme de travail, elle se mit à la tâche. Elle s’évada dans un monde où de nombreux frères et sœurs l’accompagnaient dans sa besogne quotidienne. Non seulement, elle aurait moins à faire, mais, en plus, elle aurait de la compagnie, quelqu’un à qui parler. Cette solitude lui avait fait nommer beaucoup d’objets et son père l’avait entendue faire des confidences à son balai plus d’une fois.
Joseph sortit de son atelier un peu avant dix-neuf heures. Albine était affairée dans la cuisine. Elle s’apprêtait à égoutter des gros morceaux de pommes-de-terre. Il se lava les mains et attrapa une planche et un couteau pour l’aider. Il lança ensuite la conversation :
– Ton après-midi s’est bien passé, ma petite puce ?
– Je ne suis plus petite, répondit-elle, l’air blasée et sans donner de suite à la discussion.
L’hostilité de la jeune fille fit frémir son père. Il avait un sujet à aborder depuis le début de la journée et il ne savait toujours pas comment il allait s’y prendre. Cette animosité n’était pas du tout encourageante. Devait-il respecter ce silence qui lui était imposé ? Après quelques longues secondes, il se ragaillardit.
– Sais-tu quel jour nous sommes aujourd’hui ? Demanda-t-il, un peu penaud.
– La veille de la fin de la semaine, répondit Albine avec un ton hautain et glacial.
– …Non, je veux parler de la date.
– Nous sommes le trente-deuxième jour de la chaude saison. Ça fait un an, jour pour jour, que ma mère est morte, dit-elle sans desserrer les dents et sans lever les yeux.
La phrase était à peine terminée que Joseph comprit qu’il arrivait trop tard. Sa petite fille n’était plus si petite.
– Oui… C’est l’anniversaire du décès de ta maman, de ma femme.
La courte pause qu’il fit dans son discours laissa toute la place à l’arrivée de la colère d’Albine :
– Alors, pourquoi tu as fait comme si de rien n’était, si c’est un jour pas comme les autres ?! Tu t’en fous ?!
– Non, non ! Bien sûr que non ! Justement, je voulais te proposer de…
– C’est trop tard ! La journée est presque finie, c’est trop tard ! Je suis fatiguée, je veux juste manger et dormir, laisse moi tranquille, c’est trop tard !
Elle criait et de grosses larmes roulaient sur ses joues. Son pauvre père reçut ce raz-de-marée de frustration en pleine poire et n’osa pas vraiment ouvrir la bouche. Une fois de plus, sa princesse lui rappelait sa reine, mais ce regard de braise ne lui avait pas vraiment manqué. Ils finirent de préparer le repas et le mangèrent en silence. Elle, les sourcils froncés et lui, l’estomac noué. D’ailleurs, il n’avala presque rien alors qu’Albine engloutit son assiette en deux temps et trois mouvements. Quand elle se leva pour débarrasser, son père rompit cette ambiance de monastère en disant : « laisse, je m’en occupe ». Sans se faire prier, elle déposa son assiette, repoussa sa chaise et monta dans sa chambre en tapant des pieds.
Malgré la maturité que son vécu lui apportait, elle n’avait pas encore les clefs pour décrypter les émotions qui l’envahissaient. Était-elle plutôt triste ou énervée ? En voulait-elle à son père ou en voulait-elle à la Mort de lui avoir pris sa maman ? à toutes ces questions, des sanglots furent la seule réponse. Elle monta les escaliers en courant, traversa le palier et se jeta sur son lit. Là, elle se transforma en une vraie fontaine. Dans un élan de colère, elle balança sa couette sur le sol et fit voler son oreiller ainsi que les dernières peluches ayant encore le droit de partager ses nuits. Elle donna des coups de pieds dans le tout afin d’en faire un énorme tas qu’elle trimbala jusqu’au bas de son horloge. Enfin, elle s’étala dans cet amas de choses confortables et ferma les yeux. Elle se laissa bercer par le « tic » rassurant et le « tac » protecteur. Terrassée par cette journée longue en actions et forte en émotions, elle s’endormit en quelques instants.
Un étage plus bas, dans le salon, Joseph se sentait nauséeux. Une nausée venue de son cerveau plutôt que de son estomac. Cette dispute était bien plus lourde de sens que les autres petites chamailleries qu’un père et sa fille peuvent avoir dans la vie de tous les jours. L’adolescence était entrée sans crier gare. Il aurait tout donné pour pouvoir en discuter avec sa meilleure amie, son bras droit, sa moitié, mais elle n’était plus là. Comment faisaient les autres, concrètement ? Pendant les après-midis de rencontres et de partage, tous les sujets tournaient rapidement au débat philosophique hors sol. Il avait besoin d’exemples applicables et d’histoires palpables. Pas d’une argumentation orale bien enrubannée. Pourquoi ne frappait-il pas à la porte de voisins ou de collègues pour partager ses angoisses ? Cet homme avait malheureusement trop peu de fierté. À chaque fois qu’il aurait dû demander de l’aide, il se persuadait qu’il allait être mal compris et que ça ne servait à rien de déranger les gens pour finir sur un quiproquo. Cette fois-ci ne fut pas une exception. Il resta seul avec ses questionnements.
Il était assis dans le fauteuil familial depuis une heure. Un vieux fauteuil jaune, juste assez grand pour accueillir deux grandes paires de fesses et un petit cul. Ce fauteuil était le témoin privilégié de leurs moments de folie et de tendresse, le maitre des meubles. Face à lui était accrochée une peinture, un essai de sa femme. Dans un rectangle blanc d’environ trente centimètres de haut sur quarante centimètres de large, elle avait dessiné trois bouches et trois paires d’yeux, tous de couleurs différentes. En dessous de cette œuvre, bien aligné, se trouvait un dessin qu’Albine avait calmement réalisé le même jour. Il représentait, évidemment, deux grand bonhommes et un plus petit, entourés d’un grand cœur rouge. Joseph contemplait cette création en imaginant le petit personnage grandir encore et encore, jusqu’à dépasser les deux autres. Sa fille allait avoir douze ans. Bien qu’il les ait vécues, il n’en revenait pas que tant d’années soient passées. Rien n’arrête le temps. Dans quatre ans, elle en aurait seize et puis vingt… La lumière de son regard qu’il voyait s’atténuer de jour en jour serait-elle peu à peu remplacée par une flamme ?
Albine et le soleil s’étaient couchés. Le tour de Joseph arriva. Il monta les escaliers et passa devant la porte de la chambre de sa fille. Elle était entre-ouverte. Après une courte hésitation, il l’ouvrit un peu plus et entra dans la pièce. Il y trouva sa petite pelotonnée sur sa couette, comme un chat sur un pull propre, et endormie au pied de l’horloge. Il s’approcha sur la pointe des pieds pour la regarder dormir et graver ce souvenir dans sa mémoire. Il la contempla un peu puis il s’installa à ses côtés. Il dirigea ses yeux et ses pensées vers le mastodonte de bois qui leur faisait face et ce ne fut qu’à ce moment que le résonnant « tic-tac » parvint à ses oreilles. Surpris par l’habilité de ses capacités neuronales qui avaient réussi à reléguer cette information sonore en arrière-plan, il comprit comment sa fille parvenait à dormir à côté de ce colosse, de ce monstre. Un monstre ? L’homme examina la bête. Les gravures du bois représentaient une scène de chasse où lièvres, perdrix, canards, biches et marcassins couraient en rond à l’infini, poursuivis par une horde de chasseuses et de chiens. Le cadran était en bronze, bien lisse, et les aiguilles, fabriquées en cuivre, avaient des têtes en forme de becs d’oiseaux. Les pieds du meuble étaient de véritables petites pattes, munies de griffes et striées de poils. Le balancier, si lisse, si brillant et si parfaitement rond voyageait au milieu de ce chef-d’œuvre. Joseph se laissa hypnotiser par ce spectacle, laissant son esprit vagabonder entre les « tic » du passé et les « tac » du futur, se perdant à la lisière entre la forêt de ses souvenirs et les champs des possibles. « Tic » nostalgique, « tac » optimiste. D’un coup, il ouvrit les yeux comme s’il sortait la tête de l’eau. Il avait trouvé une solution. Peut-être pas la solution, mais c’était au moins une bonne idée. Il sortit en hâte et courut dans son atelier. Là, il trouva un crayon, un bout de papier et il griffonna un petit plan, un embryon de brouillon avec des flèches dans tous les sens, mais la fatigue l’emporta. Il monta se coucher en prenant bien soin de cacher ses notes de la vue de nez trop curieux. Pour la première fois depuis bien longtemps, il s’endormit en ayant hâte d’être le lendemain matin.

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