La veille de la veille
- Maï Brass
- 23 févr. 2024
- 18 min de lecture

« Pardon ! » s’exclame Barry pour la septième fois depuis qu’il est là. Il cherche le regard de la personne qui l’a bousculé, mais ses yeux ne trouvent qu’une silhouette qui s’enfuit. Comme les six premières fois. Il se dit que, pour la huitième, il ne dira pas pardon. Ni pour la neuvième. Il se dit aussi qu’on ne le reprendra plus à faire ses achats de Noël le vingt-trois décembre. Peut-être même qu’il ne fera plus jamais d’achats pour Noël. Il n’a jamais vraiment aimé Noël.
Barry a dix-neuf ans. Il n’a rien de spécial. Il se trouve même incroyablement banal et, parfois, ça l’énerve. Il n’a pas une coupe de cheveux excentrique, ils sont juste bruns. Il n’est pas particulièrement beau ni incroyablement laid. Il est plus grand que la plupart des filles et plus petit que beaucoup de garçons. Il n’est pas surdoué, ni bête. Il est. C’est sa seule certitude. En essayant d’atteindre le rayon cuisine de cet énorme magasin, en slalomant entre les badauds, il se dit qu’en plus d’être banal, il n’est pas très visible.
Une fois devant les livres de recettes, il se rend compte qu’il n’a aucune idée de ce que sa tante aime manger. Quel enfer. Le jeune homme rebrousse chemin vers les gadgets et ustensiles de cuisine qu’il a vus à l’entrée. Elle aura un tablier avec écrit « c’est moi le chef ! » Et puis c’est tout. Comme un serpent, Barry se faufile entre les chalands. Une fois à hauteur des tabliers, son bras se tend entre deux vieilles qui gloussent en se montrant leurs trouvailles « Ce qu’on ne fait pas de nos jours... Je suis sûre que ça va lui plaire ! » Il attrape l’objet de sa convoitise et fonce jusqu’à la caisse. Une fois dans la file, il compte les personnes devant lui : dix-sept. Il soupire, sort son mp3 de sa poche, installe son énorme casque sur sa petite tête et appuie sur play. La machine démarre en mode aléatoire.
Première chanson, du reggae. « Mouais... C’est quand même nul comme cadeau... C’est un juste un peu moins cliché qu’une tasse disant «Meilleure tante». Boh, tant pis. Il en faut encore un pour Tony et un pour sa femme... Non, je vais leur faire un cadeau de couple. ». Cette année-ci, Barry et sa sœur passeront le réveillon chez leur tante. D’habitude, leurs parents reviennent. Cette fois, leur père n’a pas su avoir ses congés en décembre. Il travaille dans une usine pharmaceutique en Amérique. Ni lui ni sa sœur n’arrivent à retenir son titre, mais il est le gars que l’autre gars doit appeler si le type en dessous d’eux vient les chercher pour un problème sur la chaine. Et il fait des papiers.
Deuxième chanson, du rock anglais. « Heureusement que c’est une petite famille... Allez, dans une heure, je suis rentré. La prochaine fois je dirai « c’est gentil mais, pour moi, le vingt-cinq décembre est un jour comme les autres, je n’ai pas envie de le fêter. » Enfin... Ça ne doit quand même pas être cool d’être seul à Noël ». Son père est parti il y a cinq ans. La première année, leur maman est restée. Au départ, le patriarche voulait embarquer toute sa famille. C’était sans compter sur la réaction de sa fille ainée. Comme ils n’ont jamais réussi à convaincre Clara que recommencer une nouvelle vie dans un nouveau pays était une aventure incroyable, ils ont décidé d’avoir deux appartements sur deux continents plutôt qu’une maison pour tout le monde. À la fin de la première année, quand tout fut bien installé des deux côtés, leur maman s’est envolée. La grande sœur passait ses soirées à profiter de sa majorité alors, à quinze ans, Barry a découvert la solitude.
Troisième chanson, drum and bass. « Purée ! Le véritable cadeau que je fais à ma tante c’est de me taper cette file ! Vivement les grandes vacances à Albuquerque. Il fait beau, les gens ne tirent pas la gueule... Quitte à avoir une vie de mouton, autant être sous le soleil. Si c’était à refaire, je partirais avec les parents et on fêterait Noël avec vingt-cinq degrés ! Non... Je serais toujours du côté de Clara... ». Quand ils étaient petits, leurs parents travaillaient de tôt le matin à tard le soir. Jusqu’à ce qu’il ait pu négocier l’heure du coucher, pour lui les parents étaient ceux qui réveillent, ceux qui endorment et ceux qui nettoient le week-end. Pour lui, la famille, c’était Clara et Mamy. Depuis qu’ils sont partis, Barry s’est convaincu que lui et sa sœur ont été faits plus par principe que par amour.
Il n’y a plus que deux personnes devant lui. Il éteint son mp3 et enlève son casque. Son tour arrive, il se dirige vers la lumière clignotante de la caisse numéro trois. Encore perdu dans ses pensées, il dépose brusquement le tablier sur le tapis roulant, en fronçant les sourcils.
- Barry ! Entend-il de derrière la machine.
Il lève son regard et aperçoit un sourire qui lui avait manqué. Un sourire qu’il a eu peur de ne plus jamais revoir quand ses parents ont commencé à parler de l’Amérique. Un sourire qu’il n’avait plus vu depuis un bon moment et qu’il est heureux de retrouver.
- Thibaut ! S’exclame-t-il à son tour, la tête vide et les joues rose cochon.
- Oh ! ça fait plaisir de te revoir ! Tu fais quoi maintenant ? T’as terminé ta rhéto ? Moi j’ai doublé... Ma nouvelle école, elle craint. Merde ! J’oublie mon rôle !
Ledit Thibaut a déblatéré ça a une vitesse impressionnante. Barry l’écoute en bredouillant « Oui... Oh... Ah ouais ? » L’étudiant s’empare prestement du tablier dans à sa caisse, le scan et attrape un stylo-bille en même temps que le ticket.
- C’est le bagne ici. Ils comptent combien de clients on fait en une heure et ils font une moyenne. Le plus rapide aura une prime à la fin de la période des fêtes... Appelle moi hein, s’il te plait ! Je vais à l’école et je travaille ici deux après-midi par semaine. Sinon, je suis plutôt disponible... Salut Barry !
Son doigt heurte un bouton, la lumière au-dessus de sa caisse clignote. Client suivant.
- D’accord, je... Bin j’ai pas mal de choses à faire pour le moment mais... Ouais, ouais, d’accord.
Barry avait menti. Lui aussi est « plutôt disponible » pour le moment.
Après s’être arrêté sur des porte-essuies adhésifs en forme de cœur et avoir déclaré qu’il ne trouverait jamais rien de mieux pour un couple, il prend le temps de réfléchir. Il s’assied dans l’arrêt de bus du 12-27-48 et pense à Thibaut. Il était clairement son meilleur ami. Il s’était même demandé s’il n’était pas amoureux de lui, mais il avait suffi qu’il s’imagine en train de l’embrasser pour le convaincre du contraire. Histoire classique : Barry était timide, Thibaut était populaire, Thibaut est allé vers Barry et ce dernier a pris confiance en lui en découvrant sa capacité à faire rire. C’était en deuxième secondaire. À la fin de la quatrième, les parents de Thibaut ont décrété que leur fils serait plus à son aise dans une école technique. Barry et Thibaut étaient certains que c’était un coup de « la crotte de math ». Un vielle bique selon qui « il y a des enfants fait pour réussir et d’autres qui n’y arriveront jamais. Une pomme pourrie contamine tout un panier ! ». Barry se retrouva donc seul en cinquième.
Il n’a jamais compris comment et pourquoi ils se sont perdus de vue. Il y a les téléphones et il y a internet... Mais l’amitié par écran interposé, ce n’est pas pareil. Après trois rendez-vous manqués, ils ont laissé passer le temps, chacun de leur côté. Ils se sont tous deux fait la réflexion que c’était peut-être difficile de garder ses amis sans les voir huit heures par jour... Les adultes sont-ils amis seulement avec leurs collègues ? Sans le savoir, ils partagent les mêmes angoisses. Ils aimeraient bien en discuter en buvant du café avec plein de lait, comme ils le faisaient avant. Mais, appeler après tout ce temps, ça serait bizarre... Non ? La fausse distance qui s’est installée entre eux ne leur a pas permis d’attraper le combiné. Voilà plus de deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Barry sort le ticket de sa poche et regarde le numéro qui est inscrit au dos. Il sort ensuite son GSM de sa poche, va dans son répertoire et descend jusque T comme Thibaut. Un coup d’œil sur l’écran, un coup d’œil sur le ticket : les mêmes chiffres s’enchainent dans le même ordre. Il range son GSM en se disant qu’une excuse en moins pour ne pas avoir appelé plus tôt vient de s’envoler.
15h12, encore quarante-huit minutes. Depuis que Barry est apparu en face de lui, Thibaut a la patate. Il n’a jamais réussi à réellement s’entendre avec les gens de sa nouvelle école. Non pas qu’ils soient méchants, mais, en cinquième, tous les groupes sont formés. Il a choisi d’aller en photo, pas par passion, par manque de choix. L’éducateur avec qui ses parents et lui avaient visité l’école avait été clair : « Bon, maintenant que tu as vu et avant que tu ne choisisses, il faut que tu réfléchisses. Il y a une chose que tu ne dois pas oublier de prendre en compte : les élèves ont déjà deux ans de pratique derrière eux. Ces deux années sont plus faciles à rattraper dans une option comme art plutôt qu’en bijouterie ». Il choisit donc photo plutôt qu’ébénisterie. Un petit groupe de filles l’aidait à comprendre les logiciels. Il a sympathisé avec elles et quelques garçons. Cela dit, une fois sorti de l’école, personne ne lui proposait de rester un peu en ville, ce qui lui fit perdre une bonne partie de sa confiance en lui.
Doubler sa rhéto lui permit de sympathiser avec un échalas tout falot qu’il n’avait, par définition, jamais remarqué avant de partager un banc avec lui. Un certain Stive. « Avec un “i“, on est en Wallonie ici, on parle français ! » dit son monolingue de père à chaque fois qu’il le présente. Le jour de la rentrée, Stive s’est assis à côté de Thibaut, l’a regardé pendant quelques secondes et puis lui a dit « tu voudras bien m’aider pour quelques trucs ? Je suis daltonien ». Depuis, ils se retrouvent de temps en temps pour une partie de Mindcraft®. Est-ce un ami ?
En récupérant ses affaires aux vestiaires, Thibaut commence par en sortir son téléphone. Il le déverrouille, va dans son répertoire et descend jusque Barry. « Il a surement changé de numéro » pense-t-il. Il s’empare du reste de ses affaires et s’en va, sans dire au revoir aux collègues. La nostalgie le rattrape sur le pas de la porte. Il est jeune. Pour lui, ces deux années de séparation son comme sept ans pour un trentenaire, dix ans pour un cinquantenaire et six mois pour un enfant de huit ans. C’était long. Le second jeune homme de l’histoire sort son Ipod, met ses écouteurs et commence à marcher.
« Il avait l’air d’aller bien. Pourvu qu’il ne soit pas trop occupé, pourvu qu’il appelle vite. Pourvu qu’on passe le nouvel an ensemble, accueillir 2018 sur Mindcraft® ou avec les parents, bof... Oh, Thibaut, te voilà entrain de prier pour revoir un ami, toi qui étais invité partout... À quel point est-ce vaniteux de penser à soi à la troisième personne ? Voilà ce que j’aurais dû lui répondre à cette peste. Je maintiens qu’on serait plus motivés si les dissert’s étaient à propos de questions qu’on se pose... Bref. Je me demande si Barry a eu les profs cools ou les profs nuls. Pourvu qu’il m’appelle. Il faut aussi que j’appelle la madré, ça fait longtemps. Ça va encore durer des plombes... Enfin moins qu’un diner. La moitié du blabla par téléphone, l’autre moitié au repas de demain... Comme ça, le repas durera moins longtemps, un repas chez eux c’est... Mon dieu, que les discussions me manquent... Pourvu qu’il ne soit pas trop occupé... »
S’ils avaient su que c’était pour mettre les voiles, les parents de Thibaut n’auraient pas été si enjoués à le voir travailler dès son plus jeune âge. Entre les lavages des voitures des voisins et ses jobs d’étudiant, il a pu se louer un studio et il garde sa barque à flot. En plus, il a appris pas mal de trucs. Mais il s’ennuie. Son orgueil le tient par la poitrine pour l’empêcher de revenir sur sa décision. Et puis, comme sa grand-mère dit : « les copains, ça va et ça vient. Les véritables amis se comptent sur les doigts d’une main ». Le voilà arrivé devant chez lui, une maison pleine de kots, remplie d’étudiants plus vieux que lui. Il les entend, mais les voit rarement. La légende dit qu’ils sont six au total. « Le vingt-sept. S’il n’appelle pas, j’essayerai son numéro lundi 27 ».
Barry est rentré chez lui depuis un bon moment. Il vient de finir un bol de céréales. Il l’a dégusté en se demandant si on pouvait se désintoxiquer du sucre autrement qu’en allant voir une diététicienne. « Enfermez-moi et nourrissez-moi, il faut que je retrouve une base saine ». Ses parents, d’apparence ouverts d’esprit sur tous les nouveaux concepts de la vie en société, n’ont appris à cuisiner qu’à sa sœur. Maintenant qu’elle passe tout son temps chez une certaine Sophie, elles cuisinent à deux et Barry survit. Sa mère lui ayant quand même noté quelques recettes faciles avant de partir, il mange principalement des pâtes, des omelettes et des céréales.
Il doit retrouver Alex et Julie dans 1h45, c’est long et court à la fois. Que faire pendant 1h45 ? La maquette ? Travailler sur sa maquette pendant moins de 3h d’affilées, rien qu’en y pensant, Barry éprouve plus de frustration que d’excitation. Le jour où il arrivera à passer cette barrière, son village champêtre en modèle réduit aura beaucoup plus d’habitants. Lire ? Dessiner ? Réparer le tiroir de gauche de la cuisine ? Regarder une série ? Pendant qu’il réfléchit, un maudit réflexe lui fait allumer son ordinateur. « Ce sera donc une série ».
En Amérique, ses parents pensent que leur fils est en première année à l’université, en Histoire, et qu’il a un peu du mal. Ce qui n’est pas tout à fait faux : il est passionné d’histoire et en apprend beaucoup, mais pas sur les bancs de la fac. Deuxième vérité : il a du mal. Du mal à faire comprendre à ses parents qu’il n’a pas encore trouvé sa raison d’être et qu’il ne voit pas l’intérêt de faire des études sans savoir de quel genre d’avenir il a envie. Le plan initial était de leur avouer à Noël qu’il ne s’était pas inscrit. Quand ils ont dit « nous viendrons mi-janvier, pour ne pas vous perturber pendant les examens », il n’aurait pas dû répondre « d’accord, j’ai fini le treize. Par un gros en plus, ça va me prendre la tête toute la semaine » parce que depuis, il hésite à vivre dans le mensonge un peu plus longtemps. Nous avons tous vu assez de comédies romantiques pour savoir comment ce genre d’histoires se terminent... Ça lui coutera sans doute cher, alors il profite chaque minute de liberté.
Finalement, après avoir mis vingt-sept minutes pour se décider et trouver quoi regarder, Barry n’a pu voir qu’un demi-épisode avant qu’il soit l’heure de se préparer. La prochaine fois, se dit-il, il s’occupera intelligemment et réparera le tiroir. C’est ce qu’il pense à chaque fois qu’il a l’impression de perdre son temps. Et le tiroir attend.
Il a hâte d’annoncer à Alex et Julie qu’il a recroisé Thibaut. À l’école, ils faisaient partie du même groupe de singes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que trois. Tous séparés à la sortie des classes... Sauf eux. Dont deux qui ne font plus qu’un. S’il avait calculé qu’il passerait la plupart de ses sorties avec un couple, il n’aurait pas joué au messager avec tant d’application ! Mais bon, ce sont ses amis, les voir heureux le ravit. « C’est comme avec Carla, c’est eux puis moi ». Barry n’est définitivement pas un requin. En secret, il a peur que les gens l’utilisent comme un chien. « Trop bon, trop con... »
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Au même moment, Thibaut sort de chez lui pour aller à la friterie. Il sait cuisiner mais il a proclamé le jeudi comme jour de flemme. Alors, des frites ce sera. S’il n’avait pas croisé Barry tantôt, ce serait sa première « vraie » discussion de la journée. Son record de temps sans avoir parlé à personne est de trois jours et demi. Puis, il a appelé sa mère. D’autre fois, il instaure un deuxième jour de flemme dans la semaine. Cela lui permet d’aller discuter avec Christophe, le gérant. Un homme d’une trentaine d’années qui n’arrête pas d’être surpris par les raisonnements du garçon et avec qui il s’entend vraiment bien. Il lui a même promis de le prendre comme étudiant au comptoir à partir de janvier, payé en black. « Mais à condition que tu arrêtes de réfléchir de temps en temps. T’as beau aller loin avec ton esprit, ton corps il reste là, hein ! ». Et Thibaut lui répond avec un sourire.
- Devinez qui j’ai croisé aujourd’hui : Thibaut !
- T’es nul pour dire des devinettes, répond Julie.
- Et toi, t’es rosse. Il m’a donné son numéro, je l’invite ?
- Maintenant, là ? Demanda Alex
- Bin, pourquoi pas ?
Le couple se regarde puis ses quatre yeux fixe Barry, gênés.
- On sait que tu l’aimes bien. Nous... Commence Julie.
- On le trouvait bizarre. En primaire, t’aurais dû le voir, il était super drôle et puis il a changé. Tu le connais depuis moins longtemps que nous. Dernièrement, il avait un humour noir qui cassait l’ambiance.
- ...Si vous le dites.
Barry ne défend pas plus longtemps leur ancien compagnon, c’est vrai qu’il a un humour plutôt sombre. C’est ce qui les avait rapprochés
.
Une fois de retour chez lui, Barry n’est pas à l’aise. Pourtant, il a passé une bonne soirée. Comme toutes les autres : quelques verres, quelques blagues,... Mais la voix d’Alex résonne dans sa tête : « On le trouve un peu bizarre... ». Cette phrase colore de rouge et de bleu ses souvenirs de cours et leurs premières sorties. Tous ces rires lui semblaient pourtant honnêtes... « Qui casse l’ambiance », quand ? Alex et Julie ont fait semblant, pendant tout ce temps ? Barry est déconcerté, perturbé...
Il reste debout dans la petite entrée de l’appartement relativement familial. De la lumière provient de la chambre de sa sœur, il fonce dessus dès qu’il la remarque.
- Clara !
- Tu m’as fait peur ! Ça va, morveux ?
Elle est couchée sur son lit, des feuilles de cours autour d’elle, un miroir et une pince à épiler en main.
- ...Et toi, ça va ?
- Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Me la fait pas à moi, quand t’esquives, c’est que quelque chose ne va pas.
- Ouais, non... T’as l’air occupé, c’est pas grave.
Il tourne les talons et commence à marcher vers sa chambre. Clara arrive en courant, lui bloque le passage, le pousse vers le salon et le jette dans un fauteuil. Barry s’est laissé faire tout du long. Il sait que sa sœur a raison de vouloir le faire parler.
- Il est 22h47, j’ai assez étudié pour aujourd’hui...
- T’avais l’air déconcentrée depuis un moment.
- Peut-être, mais on est pas là pour parler de mes problèmes de motivation. Vide ton sac, moi je vais me faire une tisane. T’as mangé ?
- Plus ou moins.
Clara se dirige vers la cuisine. Leur appartement a été construit pendant le pic de gloire des open spaces. Il n’y a pas un mur complet du hall d’entrée au fin fond de la cuisine. L’écho est formidable.
- C’est à cause d’Alex et Julie, commence le garçon, un truc qu’ils ont dit... Depuis, je me demande s’ils ne font pas semblant d’être mes amis. S’ils n’ont pas toujours fait semblant.
- Fils (Clara aime bien donner des leçons de vie à son frère avec un air magistral), crois-moi, des faux-culs, tu vas en rencontrer un paquet dans ta vie...
- Mais, bonne-maman (Barry aime bien traiter indirectement sa sœur de vieille), pourquoi faire semblant d’apprécier quelqu’un pendant aussi longtemps ? En fait, j’ai recroisé Thibaut tantôt. Comme il m’a donné son numéro, j’ai proposé qu’on l’invite et... ils ne l’aiment pas apparemment, il ne l’aime plus depuis Dieu sait quand. Ils ont attendu que les évènements les séparent, en faisant semblant tout du long. Tu crois qu’ils font pareil avec moi ? Tu crois qu’ils font semblant de m’apprécier, par principe ?!
Le seul bruit qui ponctua cette tirade fut celui de la bouilloire électrique qui se coupe. Le ton de Barry et la température de l’eau étaient montés en même temps. Impressionnée par la détresse de son frère et par la façon dont se synchronisent parfois les bruits et la vie, Clara ne trouve pas tout de suite quoi répondre. Elle prend une tasse, remplit sa boule à thé préférée de sa tisane favorite et verse lentement l’eau en visant la boule à thé, qui flotte brièvement avant de couler. Pendant ce temps, Barry s’est affalé dans le vieux fauteuil à oreilles. Il fixe le haut du mur face à lui et se demande si toutes ces histoires vont le faire pleurer. Clara apparait dans son champ de vision. Elle porte sa tasse et lui tend une assiette avec un reste de riz aux légumes. Il se redresse, prend l’assiette et commence à manger. Un jour, il osera lui dit à quel point il est heureux qu’elle soit comme elle est ; une super grande sœur. Elle s’assied à l’autre bout de la table basse Ikéa®. Une table carrée, noire, petite, celle que tout le monde a dans le salon ou la chambre à coucher.
- Tu sais, frère, j’aimerais bien avoir des réponses à toutes tes questions ... Je peux seulement te dire que je crois qu’il y a plusieurs sortes de gens sur terre et il faut trouver son peuple. Une de ces sortes a du mal à déplaire. Peut-être que c’est le cas de tes potes, je ne les connais pas assez que pour dire... Mais crois-moi, il y en a qui ont du mal à déplaire. C’est pas leur faute. Moi, je suis comme toi : ce genre de personne, ça m’embrouille. Je ne sais pas s’ils m’apprécient pour ce que je suis ou par politesse. Je ne sais pas s’ils rient parce que je suis drôle ou pour être plaisants. Je ne sais pas s’ils m’invitent par envie ou par principe. C’est dur.
- Par principe... Répéta Barry, la bouche pleine de riz.
- Du coup, je t’avoue, ce genre de gens, j’évite. Mais je crois qu’ils ne se rendent pas compte que leur attitude peu gêner. Je crois que ce qui nous semble forcé est pour eux une sorte de preuve d’amour, je ne sais pas... Peut-être que tes potes appréciaient moins Thibaut en l’aimant toujours...
- Aimer sans apprécier ? Tu te fous de moi, c’est possible ça ? Demande le frère qui n’était pas sûr d’avoir compris ce que la sœur voulait dire, mais qui se sentait apaisé.
- Je ne sais pas... Mais ça rend la chose moins triste.
Ils finissent ensuite leur contenant dans le calme. Certain jours, Clara en voulait à ses parents de lui avoir laissé ce gamin pas fini dans les pattes. Les autres jours, elle aurait soulevé des montagnes pour faciliter la route de ce garçon qui l’avait appelé « Kara » pendant presque deux ans.
Il finit son riz avant qu’elle n’ait vidé sa tisane.
- J’suis crevé, je vais me coucher. Merci pour le riz. Et tout...
- De rien, bonne nuit. N’oublie pas : on a tous un peuple, il faut le trouver. On est la veille de la veille de Noël, c’est peut-être déjà dans la zone des miracles...
Barry, qui lui tournait déjà le dos, sourit et marche vers sa chambre. « Le miracle de la veille de la veille de Noël... »
D’un coup, Thibaut ouvre les yeux. Il a chaud, il est mal à l’aise. Il a fait un cauchemar. Il se redresse un peu et essaie d’atteindre son subconscient pour se remémorer le début de l’histoire. Seule la scène finale lui reste en tête : il est enfermé dans la classe de la crotte de math. Il est seul, il tourne sur lui-même et réalise que la porte a disparu et qu’il y a des fenêtres sur les quatre murs. Derrière, ses anciens camarades de classe, de toutes ses classes, l’observent sans rien dire. Ils sont comme une secte à deux doigts du sacrifice. De loin, au milieu de toutes ses têtes blondes et châtains, arrive le visage de Barry. Thibaut le fixe, il va parler, lui dire comment sortir de là ! Et d'un coup, il se réveille.
Il regarde le demi-pétard qu’il reste dans le cendrier Ricard® en se demandant si Barry a aussi commencé à fumer. Son malaise lui fait tendre le bras vers le combustible. La lumière de la flamme éclaire sa chambre, il respire un grand coup et se fait monter la fumée au cerveau. Il est 3h47 du matin. Il se recouche et réfléchit. « Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Pourquoi j’attendrais que Barry me recontacte ? J’en peux plus de ma solitude, je veux... Non, j’ai besoin d’avoir une conversation... Je l’appelle ? SMS ? Je suis sûr qu’il n’a pas changé de numéro, ce n’est pas le genre de gars à perdre son GSM. »
«Salut ! J’espère que tu n’as pas changé de num. En fait je..»
Non.
Il réfléchit et s’endort lentement. Pendant qu’il passe de la deuxième à la troisième phase de sommeil, un de ses cokoteur rentre en claquant la porte. Un seul ? Thibaut entend ensuite trois paires de pas qui montent les escaliers jusqu’à l’étage au-dessus de lui. Son cœur se serre, il est plus que décidé à faire le premier pas.
Au même moment, Barry éteint son ordinateur. Plus l’hivers avance, plus le garçon décale ses heures de sommeil. Dieu sait pourquoi... Clara se demande s’il va recommencer à dormir vers la nuit maintenant que le solstice d’hiver est passé. Pour le moment, il dort profondément de plus ou moins cinq heures à plus ou moins treize heures. La lumière du jour lui manque un peu. Parfois, il essaie d’aller dormir tôt, comme hier soir. Après une heure à se retourner dans son lit, il se relève et regarde un film ou deux... Là, il vient de finir Seven Psycopath, sauf qu’il n’a pas vraiment suivi l’histoire. Ses yeux étaient fixés sur l’écran, le volume était audible sans être fort et pourtant son cerveau n’a enregistré aucune des informations envoyées. Il était nostalgique. En repensant aux liens du passé, le jeune homme a l’impression d’avoir cent ans. En se focalisant sur les souvenir d’Alex et Julie, il se sent un peu trahi. Le voilà installé dans son lit pour la deuxième fois de la nuit. Sous le planché, il entend le réveil matin du voisin. Il est cinq heures.
« Pourquoi suis-je resté proche de deux hypocrites plutôt que de mon meilleur pote ? Il y a la distance et tout... Mais merde ! On est plus des bébés, c’est facile de se voir en dehors d’une classe ! Il n’avait même pas changé de numéro... » Il s’endort en râlant un peu sur lui-même. Il ne sait pas le définir avec précision, mais il sent qu’une partie de lui est en train de changer. Il a l’impression de s’être fait duper par deux personnes de confiance, ça réveille sa méfiance. Même s’ils ne lui ont rien fait personnellement, il sent qu’arrivera le jour où ils lui mentiront. Si ce n’est déjà fait. Comment savoir ? Dans le doute, il préfère ne plus trop les voir.
Le vingt-quatre décembre, dans l’après-midi, les deux garçons se préparent, chacun de leur côté. Emballage de cadeau, inspection de leur seule chemise blanche et tout, et tout. Noël, fête éternelle de l’amour fraternel... Célébré dans un monde de plus en plus individuel... Thibaut se demande combien de personnes de son quartier passeront le réveillon seules. Barry se dit que, sans cette tradition, il ne verrait plus jamais une bonne partie de sa famille. Tous deux sourient en pensant à leur prof de français lisant le conte des fantômes de Noël avec intonation. Ils étaient assis chacun d’un côté de la classe, pour avoir trop chahuté auparavant, et se lançaient des regards complices. Les regards devinrent des mimes et les mimes des imitations du pauvre prof en sueur qui gesticulait pour essayer de captiver son public. Dès qu’il leva les yeux de sa feuille et vit les deux zigotos, ils avaient su qu’ils ne sauraient pas ce que savait le fantôme des Noël futurs.
Avant de commencer le périple en transport en commun, Barry attrape son GSM. Avant d’aller prendre sa douche, Thibaut fait de même.
Message reçu à 15:38 de Barry
“Salut ! ça va ? Tu fais quoi demain ? On s’en fout de Noël, non ? “
Message reçu à 15:38 de Thibaut
“Salut ! J’espère que c’est toujours ton num. Ca te dit de faire un Noël de païens demain ?“
À quinze heures trente-neuf, les deux garçons sourient et se sentent plus léger : être séparés n’a pas dissipé la synchronicité de leur amitié.
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