Un jour, elle dut attacher rapidement ses cheveux en sortant de la douche. Les cris du petit dernier raisonnaient dans le couloir. Elle n’eut le temps de coiffer sa magnifique tignasse rousse et bouclée. Elle s’est dit « je le ferais tout à l’heure ». « Tout à l’heure », avec quatre enfants, c’est très relatif. Ce moment n’arriva pas ce jour-là. Le lendemain, elle courut d’un endroit à un autre de la maison avant de conduire d’une école à une autre dans la ville. Elle devait aussi s’occuper de la dernière fripouille. Il n’allait pas à la crèche. Aucun des quatre n’y avait mis les pieds.
Mère au foyer depuis neuf ans, elle n’avait pas envie de retourner faire du travail payé. Elle s’épanouissait beaucoup plus aux côtés de ses bébés qu’au fin fond d’une usine. Son mari n’était pas là pour l’aider. Il avait une magnifique carrière militaire et plein d’autres choses à faire. Grâce à lui, la famille ne manquait de rien. Sauf, peut-être, d’un père. Alors, pendant la semaine, elle jouait le rôle de papa et maman à la fois. En revenant chez elle, après avoir déposé les trois grands, maxicosi au bras gauche, sac de course dans la main droite, elle se regarda dans le miroir du hall et constata le désastre capillaire. Sans hésiter, elle attrapa une pince à cheveux dans le vide-poche et dompta ses mèches rebelles. Elle se coifferait mieux demain. Ou après demain. Ou ce week-end.
Le vendredi, papa arrivait triomphalement. C’était toujours un moment de fête. Les quatre fonçaient vers lui en criant. Super Maman venait l’embrasser puis elle se mettait discrètement en retrait. Ce vendredi là, elle en profita pour foncer dans la salle de bain. Elle retira sa pince et entreprit de se brosser. En cherchant à enlever l’élastique, celui-ci resta coincé dans d’énormes touffes de cheveux. Elle se rendit alors compte de l’ampleur de la tâche. Si elle se lançait la dedans maintenant, le souper ne serait jamais prêt à temps. Fatiguée et légèrement agacée, elle ré-attacha sa tignasse, repinça ses mèches et sortit. Ce serait pour plus tard. Plus tard, tout à l’heure ou après.
Super Maman ne se rendait plus compte du temps qui défilait. Elle était entrainée par sa routine, les repas, les douches, les devoirs… Chaque semaine ressemblait à la précédente tout en étant complètement différentes les unes des autres. La plus grande voulait faire son anniversaire sur le thème de l’espace, le deuxième perdait ses dents comme un vieux perd ses cheveux, la troisième savait écrire son prénom, son nom et lire plein de petits mots, le quatrième avait besoin d’un costume pour le spectacle de l’école. Le quatrième allait à l’école ? Super Maman se regarda dans la glace de la salle-de-bain. La pince était devenue comme une extension de son crâne et ses cheveux formaient une énorme boule, une sorte d’immense dreadlocks. Sa gorge se noua. Combien de temps était passé sous son nez ? Elle voulut foncer chez le coiffeur. Elle prit son sac, ses clefs, mais elle s’arrêta net. Elle avait promis quarante petits gâteaux pour la fête de l’école et elle espérait les avoir terminés avant l’heure de son rendez-vous au garage. Dépitée, elle lâcha ses affaires sur le paillasson et traina les pieds jusqu’à la cuisine. Les grandes vacances arrivaient. Les voyages, les stages, tout était déjà prévu. Cela dit, elle était décidée. À la rentrée, elle voudrait du temps rien que pour elle.
La première semaine de cours arriva. Elle passa sa porte d’entrée vers neuf heures du matin. Elle ne vida pas le lave-vaisselle et ne balaya pas la cuisine. Super Maman s’assit dans le divan et contempla son reflet dans l’écran éteint de la télévision. Depuis quand avait-elle l’air aussi vieille et fatiguée ? Pour éviter de sombrer, elle se leva brusquement. Armée de démêlant et de peignes, elle déclara la guerre à cette horrible touffe de cheveux. Elle tirait, elle brossait, en vain. Elle faisait pire que mieux. Après avoir balancé ses ustensiles de tous les côtés, elle voulut se rendre chez un coiffeur sans rendez-vous. La honte la rattrapa sur le pas de la porte. Elle entendait déjà les commentaires désobligeant des autres clients qui ricaneraient dans son dos. Super Maman ne voulait pas passer pour une super crado. Elle retourna s’affaler dans le divan et pour masquer son reflet, elle alluma la télé. Dès ce jour, Super Maman décida qu’elle ne ferait plus que le minimum. Elle engagea une femme de ménage sans le dire à personne et elle passa la majorité des journées à regarder un écran ou à dormir.
Elle se reposait, se disait-elle. Ces dix dernières années, elle n’avait vécu que pour ses quatre amours. Elle ne savait plus comment vivre pour elle. Elle voulait s’effacer, se mettre sur «off » et se ranger dans une armoire. Elle enviait les meubles. Elle ne reprenait vie que lorsqu’un ou plusieurs de ses enfants étaient dans les parages et elle se découvrit très bonne comédienne en présence de son mari. Du moins, c’est ce qu’elle croyait. Super Maman n’était plus que son ombre. Ses bébés l’avaient remarqué. Qui de mieux placé que la progéniture pour repérer les moindres changements d’attitude des parents ?
Après plusieurs mois, elle en eut assez. Assez de sa léthargie, assez de ces interminables journées. Assez de se sentir prisonnière du vide et assez de cet horrible paquet de cheveux informe qui l’empêchait de dormir confortablement sur le dos. Elle en avait marre, marre de ce rôle contraignant de mère qui l’avait complètement aspiré, elle en voulait un autre. Marre d’avoir l’impression ne savoir faire que la cuisine et le ménage, elle voulait exister ailleurs. Elle en avait aussi ras-le-bol de ce père qui rentrait héroïquement tous les vendredis et qui se faisait aduler comme le meilleur des parents alors qu’il ne savait probablement pas que le deuxième détestait mettre des baskets ou que la troisième ne dormait jamais avec le même doudou plus de deux nuits d’affilées. Aussi certainement qu’elle avait voulu du temps libre, elle fut sûre que tout changerait.
Super Maman alla fouiller sa penderie. Elle en sortit une de ses plus belles robes. Elle se maquilla en espérant que le mascara périmé ne collerait pas. Ensuite, elle enfila des chaussures à talon qui avaient vécu dans l’ombre pendant beaucoup trop longtemps. En les faisant claquer magistralement dans le couloir, elle se dirigea vers la sortie et partit en claquant la porte.
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