Mettre des bâtons dans les roues... Voilà une expression bien imagée.
Imaginez : un gosse se balade, content, et soudain, quelqu’un lui lance un bâton dans la roue ! Oh non ! Était-ce un voisin ? Était-ce une mauvaise blague de quelqu’un ? Peu importe. Maintenant l’enfant est plein de sang et les parents accourent à votre porte :
- Vous n’avez rien vu ? Rien du tout ?
- Euh... Je... Si, mais...
- Mais quoi ? Un garçon se fait renverser sous vos fenêtres et vous avez à peine tourné la tête ?
- Mais c’est parce que j’étais occupé, surveillez-la vous-mêmes, votre progéniture, là !
Ils s’en vont, choqués. Cinq heures plus tard, ils repassent devant chez vous avec une chaise roulante : le gamin s’est cassé les deux genoux en tombant sur le ventre...
Le temps passe et des remords vous tracassent... Auriez-vous réellement pu les aider ? Était-il de votre devoir de jeter un œil sur ce gamin, en bas de chez vous ? Auriez-vous dû sortir en courant pour attraper le voyou ? Bon, peut-être que laisser crier seul le gros bébé tout écorché en attendant de voir ce qui allait se passer n’était pas une bonne idée. Puis vous repensez à cet adage « il faut un village pour élever un enfant ». Mais bon sang, certes, vous avez tout vu, mais vous n’êtes pas le seul à habiter cette rue ! Personne d’autre n’est sorti de chez lui, alarmé par les cris ! Vous laissez le temps passer et vous vous débarrassez de votre culpabilité.
Un beau mardi plus tard, vous recroisez la petite famille. Vous découvrez que l’enfant a une sœur et que leurs parents aiment se balader le long du canal, à contre-courant. Comme les vôtres. Surpris de les voir partager le même paradis que vous quand vous étiez petit, vous vous retournez sur leur passage. Ensuite, la nostalgie vous gagne. Combien de famille viennent donc ici pour profiter des beaux après-midis ? Combien de mères ont eu des regards inquiets en voyant leurs bambins sauter à cloche-pied sur les rochers ? Tout ne fait que recommencer... Peut-être qu’un jour, dans une bonne dizaine d’années, ce garçon va regarder d’un œil distrait un petit pédaleur qui s’est pris une branche et qui a chuté sur le pavé. « Oh le pauvre ! » pensera-t-il en hésitant probablement à sortir de chez lui. Le temps est complètement cyclique, c’est magnifique.
Le temps pédale, les roues tournent. Les roues tournent et le temps pédale. Et revoilà des adolescents angoissés, des jeunes couples qui s’échappent pour se bécoter, des ouvriers qui se rebellent,... Les roues tournent et passent les festivités et les guerres, les royautés et la misère. Seuls les noms changent de temps en temps : ils ne sont plus « roi et conseillers » mais « président et administrés ». Des peuples se dressent, d’autre sont en détresse, homo sapiens voyage et ses idées se propagent. Tout est complètement cyclique, c’est magnifique...
Holà, holà, je vous entends déjà « cyclique ? Oui mais non, matériellement, l’évolution a fait un sacré bon ! ». À qui le dites-vous...
Deuxième scène : des années ont passé, peut-être sept ou huit. Le temps n’a pas cessé de pédaler, un tas de choses n’ont pas arrêté de recommencer. Il n’y a que la technologique qui fonce tout droit, comme une flèche en bois. Maintenant, il est rare de se perdre, on peut regarder ce qu’on veut quand on veut et la réponse à toutes nos questions se trouve dans le fond de notre poche. Tout ça grâce à l’internet. Avec un tel outil, comment rester bête ? Chaque problème posé a une solution à sa portée. Comme l’autre matin où, en vacances dans un pays lointain, vous avez directement su où trouver le meilleur pain. Ou l’autre nuit où des films de Nicolas Cage tenaient compagnie à votre insomnie. Sans parler des nombreuses questions que vous vous posez quotidiennement, elles ont cessé de vous torturer pendant tous vos trajets. « Quel est le plus rapide entre une autruche et un cheval ? » Quelques mouvements du doigt suffisent pour avoir la réponse à n’importe quel endroit, c’est fantastique.
Bon, deuxième scène. L’hiver vient de se terminer, il fait bon. Une balade s’impose. En arrivant près du canal, une grille vous bouche le passage. Cette zone appartient à la société des eaux et, par les temps qui courent, la sécuriser devient important. On ne sait jamais, n’est-ce pas ? Tant pis pour les familles. Le compteur s’arrête. Il n’y aura plus de mère inquiète des sautillants parcours de leurs enfants. De toute façon, avec internet, il y a plein d’autres choses à faire et elles sont tout aussi chouettes ! ...Non ? Mais si, on peut explorer des pays, sans sortir de chez soi ! Et parler à ses amis, sans sortir de chez soi aussi ! Et ces millions d’applications, tu peux jouer, cuisiner, photographier, courir, te balader... Tout ça avec ton téléphone ! Il faut juste ne pas en lever les yeux trop souvent, toutes les informations sont sur l’écran. Ça va, les familles sont loin de s’embêter pendant l’après-midi...
Tant pis pour le canal, la nostalgie vous conduit vers le banc des amoureux. Un passage presque obligé dans les rites de puberté de votre quartier. Peut-être en trouverez-vous deux ? Effectivement, ils sont là. Leur smartphone entre les doigts. Silencieux. Ils jouent chacun à un jeu. Là, vous réalisez que quelque chose a changé. Mais quoi ? Le temps est toujours cyclique, c’est toujours magnifique, mais... Mais... Vous rentrez chez vous, perturbé. Déjà 31 ans sur terre et celle qui passera l’éternité à votre côté ne s’est pas encore manifestée. Auriez-vous dû la chercher ? Contrairement à votre père au même âge, vous n’avez pas de famille pour passer la soirée. Vous n’avez pas pris l’habitude de fumer une cigarette en regardant par la fenêtre puis d’écouter de la musique, les yeux fermés. Vous saviez que les temps avaient changé, la télé ne cesse de le répéter. Étrangement, c’est la première fois que vous y pensez.
Le temps pédale, aurait-il une roue voilée ? Il y a toujours des bébés, des relations compliquées, des réconciliations, des cérémonies et des conflits, cela dit, certaines choses ont cessé de se répéter. Ça fait longtemps qu’un gosse n’a plus osé s’aventurer dans la maison abandonnée. En fait, ça fait même quelques années qu’il n’y a plus des masses de gosses dans la rue... On ne sait jamais, n’est-ce pas ? Les roues tournent, les roues tournent... Pendant combien de temps peut-on pédaler avec une roue faussée ?
- Mais... Qu’est-ce qu’il est arrivé à ton vélo, Chronos ?!
- Quelqu’un m’a lancé un bâton...
コメント