Polentin Truffalon
- Maï Brass
- 27 févr. 2024
- 4 min de lecture
Son réveil sonna à 5h10 du matin, comme tous les jours. Il le coupa de la main droite et se gratta le torse de la main gauche. À 5h13, il était en caleçon dans sa cuisine. Il appuya sur le bouton de la machine à café. Comme d’habitude. Le bruit de l’appareil réveilla ses chats. Il en avait sept. Il n’était jamais seul dans une pièce et ses lessives ne restaient pas imberbes très longtemps. Il s’empara de quelques vêtements poilus et les enfila. Il flottait dedans, il était maigre comme un clou. De plus, aucune couleur ne lui allait. Elles faisaient toutes ressortir sa pâleur de cachet d’aspirine. Il avait une tête de poisson et le charisme d’un fishstick. Il n’accrochait pas le regard. Il le savait et il avait décidé de s’en foutre. D’ailleurs, avec les années, son indifférence s’était transformée en mépris. Cela l’avait rendu extrêmement condescendant. Evidemment, cette attitude ne l’aidait pas à se faire des amis. Ni même un ami. Il n’avait personne. Sa mère était décédée il y a longtemps, son père s’était perdu en allant chercher du pain, en 1997, et ils ne s'étaient jamais assez aimés pour lui faire un compagnon de jeux.
Debout devant une fenêtre dont l’appui lui arrivait mi-cuisse, il ruminait son dégout de l’espèce humaine en regardant littéralement de haut les lève-tôt qui croisaient les couche-tard au pied de son immeuble. Il n’avait pas besoin de ces cafards. Du moins, c’était ce qu’il pensait. Il n’aurait quitté pour rien au monde son poste de vendeur dans le tabac de la plus grande gare de la plus grande ville du pays. Chaque instant passé à distribuer des cigarettes, des tickets de loterie et des cannettes de bière le nourrissait à son insu de cette étrange énergie qui relit les Hommes entre eux. Alors, même s’il les détestait, il les servait. Aujourd’hui ne ferait pas exception. C’était un samedi. Les gens voyagent le samedi. Ils visitent, ils partent en excursion, ils se retrouvent.
Il enfila un polard estampillé du logo de son commerce. Bien qu’il l’eût secoué, il était encore couvert de poils blancs, roux et gris. La propreté était une guerre qu’il avait perdu depuis longtemps. 5h48, il enfila ses chaussures et quitta les hauteurs de son appartement pour rejoindre le plancher des mortels. Il ouvrit le volet de sa boutique à 6h30 précise, comme tous les jours du lundi au dimanche. Déjà, de gros touristes allemands se pressaient à l’intérieur. Ils vidèrent le rayon des yaourts puis partirent somnoler sur une banquette froide et inconfortable. Il n’aimait pas les touristes. D’ailleurs, il ne partait jamais en vacances.
- Bonjour, mon petit. Comme d’habitude, hein ?
Il n’aimait pas cette vielle qui sentait le cendrier. Elle s’obstinait à lui parler comme s’il était un gamin. « Mon petit », « fiston », « bonhomme ». Il avait beau lui signaler qu’il avait vu passer plus de trente-cinq printemps, la formule ne changeait pas. Du coup, il ne lui répondait plus. Il lui tendit ses deux paquets de cigarettes et son ticket à gratter puis il leva le nez en attendant qu’elle paie et qu’elle parte. Un peu plus tard, il entendit un effroyable vacarme. Des cris d’enfants, des dizaines d’enfants. Il se figea sur place pour monter la garde. Le bruit traversa l’énorme hall sans se diriger vers son échoppe. Soulagé, il se détendit et reprit son activité.
Les heures passaient. Midi approchait à grand pas. Pour ne pas changer, il accrochera « de retour dans 5 minutes » sur la porte et il ira s’acheter un sandwich à l’américain… Soudain, il la vit. Encore elle. Il en était sûr cette fois : elle lui tournait autour. C’était une jeune fille d’une vingtaine d’années, fraiche comme la rosée du matin. Elle était sans doute une star dans son école. Les hommes de tout âge se retournaient sur son passage. Quelques femmes aussi. Elle était l’exact opposé de notre protagoniste et pour ça, il la détestait. Ça faisait presque deux semaines qu’il la voyait rôder dans les environs. Elle n’achetait rien et n’allait nulle part. De plus, dès que leur regard se croisaient, elle baissait les yeux. Ça l’énervait. Elle lui rappelait toutes les moqueries, les râteaux et les expressions de dégout que la gente féminine lui avait adressé. Sa première claque juste après son premier baisé, ses espoirs meurtris et ses attentes déçues. Son premier rapport sexuel avec une vielle pute, le soir de son vingt-cinquième anniversaire. Il n’aimait plus les femmes. Alors, cette petite nana qui semblait lui donner de l’attention le rendait dingue. Elle venait exploser sa bulle de tranquillité. Elle le dérangeait sur son île de solitude. Et pourquoi ? Elle ne voulait sûrement pas construire sa vie avec lui, ce n’était pas la peine de se faire des films. Elle préparait sans doute un mauvais coup dont il serait la victime. Peut-être pensait-elle le présenter à un autre laideron en ricanant… Il ne voulait pas le savoir, ni se laisser faire. Il sortit son petit panneau « de retour dans 5 minutes » et l’accrocha à sa porte avant de la claquer.
Une fois dans le hall, il tourna la tête à gauche puis à droite. Elle était là. Assise sur un banc. Elle l’espionnait du coin de l’œil en feignant être occupée sur son téléphone. Une fois de plus, son regard devint fuyant. C’était la goutte d’eau. Il marcha droit vers elle. Une fois en face de son siège, il planta ses poings sur ses hanches et il lança :
- Qu’est-ce que tu me veux ? en la fixant de ses petits yeux vitreux.
- Je…, déconcertée, la jeune fille réfléchit à mille à l’heure avant de choisir l’option de la sincérité. Elle respira un grand coup puis déclara :
- Je m’appelle Framboise Truffalon. Mon père s’appelle Cédric Truffalon. Je suis ta sœur…
Toujours débout, figé sur place, Polentin Truffalon n’en revint pas. Il n’était plus le seul
Truffalon de la planète. Ils étaient au moins trois.

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