- Et je n’en peux plus Patrick. Je n’en peux plus.
« Merde, de quoi elle parle ? Faire plus attention à elle, je veux bien, mais là, c’est mon moment à moi là. » Patrick, en la fixant d’un regard un peu bovin se risque à répondre :
- T’en peux plus de quoi ?
Elle le regarde, froidement. Tellement froidement que le gaillard sent un frisson lui parcourir la nuque et qu’il rabaisse les manches de son pull.
Patrick est grand. Il a aujourd’hui trente-six ans. Son esprit a arrêté de compter après trente. Il a fait beaucoup de sport dans sa jeunesse, du foot surtout. Au début, pour se défouler, à la fin, pour la troisième mi-temps. Il a arrêté quand ses enfants sont nés et il a pris du ventre. Il n’a jamais laissé pousser ses cheveux, ça le rend dingue de les sentir sur ses oreilles. Il a commencé à grisonner il a y a seulement un ou deux ans, mais tout s’est passé très vite. Le voilà bien assaisonné avant d’avoir la quarantaine. Son visage est plutôt carré, mais allongé... Disons, rectangle. Son visage est rectangle, ses yeux sont brun clair et en amande. Quand il sourit à son maximum, sa bouche laisse apparaitre une incisive morte, souvenir d’un autre sport que le foot. Sa tête rectangle est parfaitement assortie à sa carrure trapèze. Ses amis le décrivent en utilisant des mots comme « costaud » ou encore « bœuf ».
Patrick et Cécile partagent leur vie depuis neuf ans. Ils partagent une maison depuis six ans, des enfants depuis quatre ans et une grande incompréhension depuis plus d’un an. C’est la énième fois de l’année que Cécile se plante devant lui en lui parlant de choses. C’est donc la énième fois de l’année que Patrick ne peut pas boire sa chope du soir tranquillement. Depuis quelques mois, il anticipe : il passe par le café pour un verre de début de soirée.
Cécile... Cécile était fine comme une barre-à-mine avant de tomber enceinte. Elle a trente-deux ans. Depuis son accouchement, elle a gardé une carrure large et des hanches en chair. Elle a de longs cheveux châtains qu’elle arrive à attacher magnifiquement en quelques secondes avec n’importe quoi. Pince, élastique, crayon, elle se pare de tresses, d’une queue ou d’un chignon. Elle a toujours eu un visage rond, même quand elle faisait partie des poids-plumes. Rond, avec des taches de rousseur. Son regard est toujours sévère, ses pupilles vert foncé fusillent quand elles fixent. Après l’avoir rencontré pour la première fois, Patrick a siffloté « elle a les yeux revolvers » pendant un mois.
- Je n’en peux plus de toi ! Je n’en peux plus de parler à du vide ! Ma sœur a accepté de m’héberger quelques nuits. Je serai là pour les enfants. Pas pour toi. Plus jamais pour toi.
Elle avait commencé ces phrases face à Patrick et les finit face à la porte d’entrée. L’homme, partagé entre l’appel d’une soirée tranquille et la peur de ne jamais la voir repasser cette porte, bredouille puis s’exclame :
- Cécile... Cécile !
Elle se tourne. Ses yeux n’ont pas la force de se lever jusqu’à l’origine de l’appel. Elle les ramène devant elle et passe la porte. Clac. Patrick, instinctivement, va jusqu’au frigo et s’ouvre une nouvelle bière. Il se réinstalle à sa place initiale et retrouve la grande sœur, tiède, à moitié plate et à demi-vide.
C’est une belle et grande maison que les amoureux partageaient. Patrick en avait offert les clefs à sa chère et tendre en disant : « depuis quand les cadeaux sont-ils réservés aux choses notées sur le calendrier ? » Cécile avait eu des larmes de bonheur dans les yeux jusqu’à la fin de la journée. C’était une carcasse que l’homme avait mis presque une demi décennie à réparer. Il était le seul petit-enfant, de son côté paternel. À la mort du vieux, il avait hérité d’une grosse et d’une petite enveloppe. La grosse était pleine de billets de banque et la petite contenait une lettre pouvant être résumée par : « Toi seul peux te sauver de la misère de la vieillesse. Vis au présent sans oublier que le futur arrive indubitablement ». Il avait vingt-trois ans. En menant l’enquête il découvrit que son grand-père, ancien bon fêtard, n’avait pas eu les moyens d’accueillir ses parents quand leurs poches furent vidées. C’était une autre époque. Malgré son peu de revenus, il les avait fait dormir chez lui : un studio sans chauffage, un lit une personne et un garde-manger vide, était tout ce qu’il avait à leur offrir. C’était l’hiver. Ils moururent tous deux d’une pneumonie à quelques semaines d’intervalle et le fêtard arrêta de boire son argent. C’est pourquoi la dernière génération de cette famille hérita d’une coquette somme et d’une maison « presque en ruine », selon l’inspecteur de la commune.
La maison a quatre façades de briques, entourées d’un grand jardin. On arrive à la porte par une allée en gravier de six mètres de long. Elle est composée comme suit : un hall contenant deux portes, une vers le salon et l’autre vers la cuisine. Deux pièces qui se rejoignent pour en former une énorme, un comptoir blanc étant la seule séparation. Le salon a une porte vitrée et une porte en bois. La porte en bois donne sur la salle de jeux, une petite pièce pleine de cubes, de Légo, de Duplo, etc. De cette salle, on accède au garage. À l’étage, il y a deux petites chambres et deux grandes. Les petites sont aux enfants, les deux autres sont la chambre de Patrick et Cécile et un bureau. Deux portes à gauche, deux portes à droite et la salle de bains au fond, contenant une baignoire, un évier et la seule toilette de la maison. Après des années de travaux, le jour où il y avait invité Cécile pour la première fois, il trouvait sa demeure parfaite. Il la regardait s’extasier dans toutes les pièces.
- Alors, je pourrai mettre mes cours ici ? Et des fleurs là ? Et un cadre ici ?
- C’est chez toi aussi maintenant. Tu peux faire ce que tu veux.
Ces images constituaient un de ses souvenirs préférés. Ils étaient jeunes, ils étaient beaux... Deux étés plus tard, elle était ronde comme une montgolfière. Ils attendaient des jumeaux. Ou des jumelles ? « On sait déjà qu’il y en a deux, gardons-nous un peu de suspens » se disaient-t-ils d’un commun accord. Dès l’hiver, la maison fut remplie de cris et de babillages. Ils eurent un garçon et une fille. Leur chambre, la chambre du petit, la chambre de la petite, le bureau, la salle de bains, la cave, le jardin... chaque recoin de la bâtisse était utilisé. Patrick vivait comme un coq en pâte.
Mais la voilà qui partait... Et les enfants ?! Comme pincé par un crabe invisible, le père lâche sa bière et se précipite, comme un chien en chasse, au premier étage. Il entrouvre la porte de sa fille. La pièce est plongée dans l’ombre et il en vient une légère respiration. Il répète l’opération dans la pièce d’à côté et arrive au même résultat. Rassuré, il se colle le dos sur la partie du mur qui sépare les deux portes. Il respire de plus en plus fort. La grosse boule qui montait dans sa gorge est entrain de redescendre, doucement. Puis, pendant trente-huit seconde, il ne respire plus. Ses yeux regardent le vide. À la trente-neuvième, il reprend un grand bol d’air et descend les escaliers, escorté par une dizaine de photos de famille.
La grande incompréhension était arrivée quand Cécile eu son nouveau job. Ayant fait ses secondaires en secrétariat, elle avait commencé à travailler avant d’avoir envie de refaire des études. Quand l’envie lui vint, elle jongla avec les allocations et un quart-temps, le temps de suivre un cursus d’assistante sociale. Elle travaillait à mi-temps dans un centre d’accueil pour jeunes. Étant une petite fleur très sensible, les histoires de son travail la suivaient jusqu’à la maison. En cherchant quelque chose de plus paisible, elle finit par avoir un CDD de six mois, à temps plein, au CPAS de leur ville. Les premiers jours n’avaient pas été simples, mais, très vite, elle s’est dite intégrée dans l’équipe.
Depuis cette intégration, rien ne va plus à la maison. Au début, c’était une petite râleuse. Un an et une reconduction de contrat plus tard, Patrick l’appelle « la chieuse », sans scrupule, devant ses collègues et au bar. Plus rien ne lui va. D’après elle, elle est le pilier central de son travail. Sans elle, rien n’avancerait, tout serait mélangé, les bénéficiaires seraient encore plus paumés. Car oui, d’après elle, les bénéficiaires ne savent rien faire par eux-mêmes. Elle dit ne trouver que des emmerdeurs devant son bureau et des langues vipères dans son dos. Elle râle sur l’heure à laquelle arrive sa chef, sur le niveau de café dans la machine, sur le livreur qui ne perdrait rien à remettre de l’huile sur les roues de son chariot plutôt que de leur casser les tympans plusieurs fois par semaine,...
Au début, Patrick l’écoutait et la conseillait. Le jour où elle est rentrée en se plaignant pour la quatrième fois de la semaine que son écran d’ordinateur trop sépia lui faisait mal à la tête, l’homme a hésité : lui coller sur le front la notice de réglage d’écran, aller le faire lui-même au milieu de la nuit ou commencer à faire semblant d’écouter, en souriant avec compatissance. Il choisit la réponse C. Du coup, il ne sait pas trop quand elle a commencé à se plaindre de lui et de la maison.
Un jour qu’il attrapait des phrases au vol entre un vieux souvenir d’école et une pensée pour le football, il entendit qu’apparemment, le jardin était en bordel et que, comme elle rangeait l'intérieur de la maison, c’était à lui de faire le dehors. Elle dit aussi qu’elle en avait marre d’être la seule à tout faire, qu’il devait profiter de son jeudi après-midi de congé pour nettoyer plutôt que de sortir les enfants de maternelle pour jouer avec eux. Il se demanda comment elle en était arrivée là et hocha la tête. À partir de là, chaque jour apportait un nouveau problème. « Les femmes, elles tournent en boucle, ça va avec leur cycle. Offre-lui des fleurs les veilles de pleine lune ! », disait en rigolant le pilier du bar du quartier quand Patrick venait s’apitoyer à ses côtés.
L’homme, le père est de nouveau assis à sa place préférée. Cette fois, avec deux bières à moitié vides devant lui. Sa place préférée, c’est celle au bout du comptoir de la cuisine. De là, s’il regarde en face de lui, il voit le salon et ses baies vitrées. Il aime regarder ses enfants jouer de ce poste de garde. Qu’ils soient dehors ou dedans, il les admire, comme une jeune fille admire ses idoles de cinéma. S’il regarde derrière lui, il voit la cuisine et la table des repas en famille. Avant, quand elle avait le temps, Cécile y mettait les petits plats dans les grands. Patrick rentrait terrassé de son boulot, peintre en bâtiment, ouvrait le frigo, prenait une mousse et contemplait son chef-d’œuvre : sa famille. Une fois son verre à moitié plein, il commençait à parler et à écouter. C’était ça, son moment préféré, la première moitié de la première bière de la journée.
Et ce soir, le voilà seul comme un con, devant deux demi-chopes tièdes et à moitié vides. Il ouvre le frigo et en prend une troisième. Si ça se trouve, elle n’est pas partie. Si ça se trouve, elle est en train de pleurer dans sa voiture, devant la maison. Il se lève et va jeter un coup d’œil entre les rideaux de devant. Plus de voiture. Elle est partie, il se rassied. Elle l’a tellement fait chier cette année qu’il ne sait pas s’il est triste ou non. Il est surtout triste d’avoir perdu celle dont il était tombé sous le charme... Il aimerait revenir en arrière et lui dire : « ne va pas travailler... Tu ne veux pas être femme au foyer ? » Elle l’aurait sans doute giflé. Et pourtant, maintenant elle se plaint de ne pas avoir le temps de voir grandir ses gamins... Elle dit qu’elle en a marre du rôle de la méchante, elle dit qu’élever des enfants, c’est différent de jouer avec eux toute la journée, et elle aimerait vraiment qu’il arrête de les sortir de la maternelle dès qu’il a du temps libre ! Plus il y pense, moins il retrouve ce qu’il a aimé chez elle. « Tout le monde change », comme disait sa mère pour le consoler de ses querelles d’adolescent. Si elle veut le quitter, il signera le papier.
Deux ans plus tard, la séparation a été officialisée. Ils n’étaient pas mariés mais, après neuf ans, il y avait quand même quelque paperasse à démêler. Tout ce qui les liait a été détaché. Madame habite dans un appartement, trop petit pour accueillir les enfants. Un appartement deux chambres, le genre où il faut passer dans l’une pour aller dans l’autre, avec une cuisine minuscule et une salle de bains faite sur mesure pour la cabine de douche, un petit lavabo et une toilette. Il est au sixième étage d’un immeuble où vivent environ cinquante personnes. Elle en a rencontré trois. Tout le bâtiment semble être couvert d’un lino vert dégueulasse qui se décolle dans tous les coins. Chez elle, il y a des taches d’humidité au plafond. Les lumières grésillent à chaque fois que le chrono de la lampe de la cage d’escalier est terminé et sa fenêtre donne sur une usine. Monsieur habite toujours dans la maison. Pourquoi changer ? Elle est remplie des cris des enfants pendant dix jours d’affilés, le juge a ordonné que les minus passent quatre jours, toutes les deux semaines, dans l’appartement de leur mère. Ces jours-là, les tictacs de l’horloge du hall d’entrée s’entendent jusqu’en haut de l’escalier. Patrick n’aime pas quand ils ne sont pas là. Ça lui donne envie de frapper les murs avec ses poings en suivant la cadence de l’aiguille. Ces soirs-là, il boit jusque cinq demi-bières, lentement, en pensant à ces enfants.
Comme ils s’entendent encore, il a permis à Cécile de venir profiter de la maison et de s’occuper des gamins quand il n’est pas là, quand il s’en va. Du coup, les mômes passent la plupart du temps « chez papa ». C’est juste que parfois, c’est maman qui est là.
- Papa, on peut inviter Karim au barbecue ?
- Karim ? Qui est donc ce Karim, un nouveau copain ?
Les jumeaux se regardent. C’est le frère qui a parlé. La sœur le fixe de son air le plus grave. Il a dit une bêtise.
- Non, c’est personne !! dit-elle d’un air sévère.
- Si ! Karim comme notre nouveau frère, il a plein de cartes Pokémon !
Le père se sent comme une pomme en train de tomber de l’arbre. Désemparée, en voyant le visage de son père, la fille crie :
- MAIS C’ÉTAIT À MAMAN DE DIRE ! ELLE AVAIT DIT DE PAS DIRE ! Elle continue en se jetant sur sa moitié : T’ES BÊTE, T’ES TROP BÊTE !!
Patrick reprend ses esprits et sépare ses enfants. Il fait bon, c’est une agréable journée du début du mois de juillet. Lui et les enfants sont dans le jardin, ils chassent les escargots en préparant les plans de la fête du lendemain. Il vient de rentrer de dix jours en Corse, jours pendant lesquels il avait laissé la maison à la disposition de Cécile et des enfants. L’idée qu’elle y soit venue avec un autre gars lui glace le sang. Tellement qu’il en perd presque son bronzage.
- Holà les minus, calmez-vous. Expliquez-moi. C’est le fils de qui, ce Karim ?
Il tient chacun des gamins par un bras et se met à leur hauteur. Aucun des deux n’ose partir, car, du haut de leurs six ans, ils pressentent que l’affaire est sérieuse. Ils sentent aussi qu’ils ne sont pas assez grands que pour répondre aux questions qui vont suivre sans trop faire de gaffe. Tant pis, ils se lancent :
- C’est le fils de Fabien...
- Le meilleur copain de maman...
- On est allé chez eux l’autre jour...
- Puis ils sont venus chez nous...
- Ils sont gentils...
- Maman dit qu’on ira peut-être vivre chez eux...
- NAN ELLE A PAS DIT CA !
- SI, À MOI ELLE L’A DIT !
Et le frère subit encore les coups de sa sœur. Consterné, le père les laisse se battre en réfléchissant. « Ils sont venus chez nous ». Patrick regrette sa générosité. Il aurait mieux fait de jeter son double de clefs dans la Meuse plutôt que de le laisser à cette sorcière. Comment a-t-elle osé amener un type, un quidam, un inconnu dans SA maison ? Voilà presque deux ans qu’il a respecté la place des meubles qu’elle a choisie, pour lui faire plaisir, deux ans qu’il ne mange pas tout ce qui passe par son frigo, car elle en fait disparaitre la moitié... Et c’est la visite secrète d’un monsieur Personne qu’il a comme remerciement ?! Les jumeaux ont cessé tout seuls de s’enguirlander et dévisagent leur père sans savoir quoi faire ni dire. Il est toujours à genoux devant eux. Ses joues, ses cernes semblent couler lentement le long de son visage. On dirait que sa petite calvitie s’est agrandie d’un coup, laissant une triste mèche de cheveux brun-gris pendouiller au milieu de son front. Ses yeux fixent un monstre invisible. Ça ne va pas... Ça ne peut pas se passer comme ça.
La même journée, quatre heures plus tard, Cécile arrive. Le plan initial était qu’elle passerait la soirée avec les minus pendant que Patrick ferait un billard. Mais Patrick n’a plus envie d’aller au billard. Il est assis à sa place, au comptoir. Les enfants font du coloriage sur la table de la cuisine. Cécile utilise, pour la dernière fois, son double des clefs pour entrer et est surprise de trouver son ex en training et en pantoufles.
- Salut. Changement de plan ? demande-t-elle
- Tu ne crois pas si bien dire. Les petits ont parlé, dit-il avec un air de flic qui prend le suspect la main dans le sac. Je sais ce que tu as fait ici quand je n’étais pas là, donne-moi tes clefs.
Cécile soupire en direction des enfants et cherche directement à se justifier : ils n’ont pas dormi ici, elle ne pouvait pas inviter tout le monde chez elle, les enfants voulaient montrer leur chambre, etc.
- Tais-toi et donne-moi tes clefs.
La sœur, sentant l’ambiance s’alourdir, prend son frère par le bras. Le garçon n’oppose aucune résistance et part même en trottinant.
- C’est chez moi ici, continue l’homme, chez moi et chez mes enfants. Je te permets de venir pour eux, pas pour flatter tes gigolos.
Dès la fin de cette phrase, des insultes tirées à bout portant éclatèrent entre les murs de la cuisine. Fabien et elles ne sont pas en couple et quand bien même, ce n’est pas parce que plus aucune femme ne veut de lui qu’il doit s’énerver contre ceux à qui il reste une chance. Et pour qui se prend-elle en invitant des connards de Meetic dans SA maison ? Apparemment, c’était aussi SA maison puisqu’elle l’avait entretenue pendant des années... Conclusion : elle peut aller tortiller du cul ailleurs parce que ses deux coups de chiffon ne valent pas ses années de travail et que c’est elle qui a choisi de partir. Dès à présent, ils feraient comme le juge l’a ordonné : dix jours chez papa, dans la belle maison et quatre jours chez maman dont la vie est en reconstruction, et basta. Cécile sort de la cuisine comme une furie. Elle remet son manteau en faisant de grands gestes et quitte « sa putain de baraque » en claquant la porte. Ça ne va pas. Ça ne peut pas se passer comme ça !
Il est vrai que sa vie était en reconstruction. Après avoir été prolongé trois fois, son CDD ne s’est pas transformé en CDI. Elle s’est retrouvée à la porte trois mois après avoir quitté Patrick. C’est en cherchant du travail qu’elle a rencontré Fabien, dans la salle d’attente d'une agence d’intérim. Il a trente-cinq ans. Cécile l’aurait cru s’il avait répondu vingt-huit ou quarante-et-un. Son visage semblait ne pas vieillir. Il a des beaux grands yeux de vache, très foncés, entourés de longs cils. A l’instar de sa peau mate, il les doit à ses ancêtres qui ont vécu sous d’autres latitudes. Son visage est ovale et se termine par une barbichette soigneusement entretenue, contrairement à ses cheveux bouclés et en bataille. Enfant, il était en surpoids. Il a tout perdu en découvrant le basket vers la fin de l’adolescence, il est maintenant complexé par son petit surplus de peau et ne porte que des chemises. Quand on lui parle, lorsqu’on le rencontre, il est difficile de regarder autre chose que l’entaille de presque cinq millimètres qu’il a à la narine droite, souvenir d’un piercing perdu dans une bagarre.
Il avait fait tomber une pile de brochures à propos des titres-services et la conversation s’était lancée d’elle-même. Il avait rencontré sa première femme à l’école secondaire. Ils se sont aimés jusqu’à la fin de leurs études, pendant lesquelles arriva Karim (sans faire exprès et sans regret). Après huit ans de vie commune, ils ont tous deux cherché à aller voir ailleurs... C’est le jour où son ex-femme l’approuva d’un swip machinal sur Tinder qu’ils eurent une courte discussion. Ils s’étaient séparés d’un commun accord et sont restés bons amis. « Mes parents m’ont appelé Fabien pour m’aider à trouver du boulot. Ils sont d’Algérie. » Et les voilà partis sur le sujet des voyages... Ils avaient discuté comme s’ils se connaissaient depuis plusieurs vies antérieures. Ce qui les arrêta fut le « suivant, oui, bonjour, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » de la coupe en carré plongeant travaillant derrière le comptoir. Enthousiaste à l’idée de le revoir, mais trop timide pour demander son numéro, Cécile lui avait laissé son CV. Elle n’avait pas envie de repartager sa vie avec quelqu’un, mais elle aimait bien avoir un ami masculin. Ça la changeait des cancans de son ancien boulot. Lui, il ferait toujours passer son fils en premier, mais il aimait partager ses points de vue avec quelqu’un de la gent féminine, surtout sur l’éducation. Ça le change de la mélodie du Beau Danube bleu. Il avait été pris comme glacier ambulant l’été et vendeur de gaufres l’hiver.
« Maman et sa vie en reconstruction... J’ai presque fini les fondations, salaud ! Tu vas voir ! » crie-t-elle de l’allée en direction des fenêtres du rez-de-chaussée. « Bonne nuit, mes bébés. À bientôt, maman vous aime ! », dit-elle d’une voix plus douce vers le premier étage. Elle marche ensuite comme une tornade jusqu’à sa voiture, s’installe, claque la porte et démarre. Elle pensait conduire au hasard, mais elle s’est pourtant vite retrouvée devant chez Fabien. C’est aussi une maison quatre façades, mais elle est entourée de nettement moins de jardin et il n’y a pas d’allée. Ni de hall, on rentre directement dans le salon, qui mène à la cuisine. Les deux pièces ne sont pas aussi spacieuses que chez Patrick, leur taille est respectable. Le salon mène aussi à une chambre, celle de Fabien, et le jardin est accessible par la cuisine. Au premier étage, il y a la salle de bain et deux chambres, celle de Karim et une pièce qui s’est transformée en lieu de stockage. Le grenier est devenu un deuxième étage, on y trouve un petit bureau et une chambre d’amis.
Fabien l’accueille et va mettre Karim au lit un peu prématurément. Pendant ce temps, Cécile sirote du vin rouge dans le salon. Après être redescendu et s’être servi un verre aussi, Fabien donne toute son attention à Cécile, qui lui raconte toute l’histoire en concluant par :
- Plutôt crever que de voir mes enfants seulement quatre jours toutes les deux semaines.
- Va au tribunal. Ta situation a changé maintenant, tu peux négocier pour les avoir plus longtemps.
- Plus longtemps, dans un appartement pourri ?!
Ils boivent chacun une gorgée de vin.
- C’est bon, amène-les ici, dit finalement Fabien.
- Fabien... je t’adore, mais rien n’a changé, je... La dame se lance dans un monologue romantico-dramatique qui lui fait déjà venir deux larmes aux yeux. L’homme l’arrête net.
- Rien n’a changé pour moi non plus. Mais j’ai lu un article sur le co-parenting il y a quelque temps. Je n’avais pas osé t’en parler. Mais je crois que ça pourrait être pas mal. Trajets divisés par deux, ménage divisé par deux, réunions parents-professeurs divisées par deux, soirées libres multipliées par deux,... Et le juge acceptera d’office que tu aies les jumeaux une semaine sur deux.
Cécile ne sait pas quoi répondre. Sa seule certitude est qu’elle ferait n’importe quoi pour se venger. Mais le co-parenting lui semblait avoir pas mal de points communs avec la vie en couple qu’elle fuyait depuis deux ans. Fabien, qui remarque son hésitation, continue de parler : il lui aménagera une chambre, les garçons en partageront une. Elle trouvera plus facilement du calme pour travailler dans une maison que dans son appartement, l’école de ses enfants est à moins de dix minutes, il préparera les soupers,... Elle le coupe :
- Bon. Et si j’emménage dans la semaine, tu crois que la garde nous sera accordée d’ici la rentrée ?
Elle avait fait son choix.
Trois semaines plus tard, en ouvrant sa boite aux lettres, Patrick fut à moitié surpris d’y trouver une lettre du tribunal de la famille. Il l’ouvre et la lit puis rit jaune, voire vert kaki, une fois informé du contenu. Évidemment, elle les voulait plus longtemps. Vu que la nouvelle arrivait un jour de retour de chez elle (enfin, d’en bas de chez elle. Il attend sur le trottoir avec les enfants jusqu’à ce qu’il voit son ombre arriver dans le couloir de l’entrée du hall de l’immeuble), l’envie d’une bière fut doublée sur le coup. Depuis qu’elle était partie, il y a deux printemps, il ne buvait plus que des demi-chopes, espérant que la douceur de sa vie précédente fût cachée dans l’une d’entre elle. Il s’affale dans le divan du salon, retire ses chaussures et ouvre sa canette. Le tictac du hall d’entrée résonne de tous les côtés.
« Mais que s’est-il passé ? Où sont-ils tous partis, qu’est-ce qu’ils y font ? » Patrick ne s’est jamais bien entendu avec la solitude. Dès qu’il eut terminé le minimum de travaux pour rendre sa maison viable, il y avait invité ses potes. Comme il avait été le premier à avoir une maison, ça défilait. Surtout grâce à son meilleur ami de l’époque, qui était le premier à avoir une voiture. Pris de nostalgie, Patrick attrape son téléphone et y cherche le numéro de son ancien camarade. Il ne l’a plus. Depuis combien de temps ne se sont-ils pas vus ? Il essaie de ramener d’autres cadets :
- Ah bon, tu travailles de nuit maintenant ? Ben bonne merde.
Un autre :
- C’est sûr, les femmes ont besoin de liberté et les mômes ne se gardent pas tout seuls...
Un autre :
- Ah ben oui, si c’est réservé depuis des mois... Bonne soirée, amusez-vous bien.
Un dernier :
- En Thaïlande ?! Et pourquoi tu décroches ton téléphone en Thaïlande, pour qu’on t’envoie la facture ?!
Exaspéré, il lance son GSM dans le fauteuil en face de lui. Il y rebondit, tombe et l’écran se fissure. Il ressemble à une toile d’araignée sous la pluie, on sait à peine y lire l’heure. « Folle soirée en perspective », murmure l’homme.
Une heure plus tard, il tourne en rond comme un chien dont on a caché l’os à moelle. Il regarde sa télé éteinte et hésite à l’allumer puis il se rappelle qu’il l’a déjà fait et qu’il n’y avait que de la merde. De toute façon, il n’arrive pas à se concentrer. Son regard se pose ensuite sur les deux canettes qu’il a bues, entièrement bues. Il ouvre le frigo et en prend une troisième. Tic. Tac. Il pense à la chieuse et à son nouveau gigolo. Comment a-t-il pu croire qu’elle était la femme de sa vie ? Une vipère sans le moindre sentiment, une profiteuse. Presque dix ans passés ensemble, balayés par le premier venu. Il reprend la lettre du tribunal et la survole : « nouvelle situation », « remise en question du tour de garde »,... Alors ils habitaient ensemble ? On ne va pas habiter avec ses enfants chez un inconnu ! Depuis combien de temps se voyaient-ils ? Où s’étaient-ils rencontrés ? Enfin, c’était qui ce type ?! Ce type qui mettait SES enfants au lit, ce type qui aiderait SON fils à faire ses devoirs et qui aurait le rôle du dragon quand SA fille ferait la princesse. C’est qui ce putain de type qui servait de modèle à SES minus quand il était mis à l’écart ? Qui est ce salaud de gars qui risquait de devoir intimider les futurs prétendants de SA beauté et qui devrait peut-être d’apprendre à se raser à SON cow-boy ?! Le cerveau en ébullition, Patrick ne se rend pas compte qu’il est en train d’ouvrir sa cinquième bière. Le temps a soudain filé comme une flèche, l’heure du souper est passée. Il boit souvent seul, mais c’est rare qu’il en sorte saoul. Du moins, ça l’était. Depuis ce soir, il se met une mine à chaque fois qu’il se retrouve seul chez lui.
Un matin, un lendemain de solitude, il se fait tirer de son sommeil par la sonnette de la porte d’entrée. Il s’était endormi dans le divan, une de ses nouvelles habitudes. Les preuves de sa beuverie gisent au pied du fauteuil et la table basse est couverte de déchets de mauvaise bouffe : plateaux repas, boite de pizza, emballage de biscuits et de chips,... C’était le matin du quatrième jour consécutif sans enfants. Dans quelques heures, l’animal se retransformera en homme. Il émerge de son sommeil en se demandant ce qui l’a réveillé quand la sonnette bzz à nouveau.
- Monsieur Patrick Dutoit ?
- Oui même. Euh... Lui-même, répond-il tout pâteux au tailleur à cheveux en chignon qui se trouve de l’autre côté du cadre de porte.
- Bonjour, je suis l’assistante sociale.
Ces mots le réveillent d’un coup, il tourne la tête vers le paquet d’enveloppes non ouvertes, posées sur la petite table du hall.
- Merde... murmure-t-il.
- Pardon ?
- Euh, bienvenue, entrez !
Il se dépêche de devancer la dame pour attraper un sac poubelle dans la cuisine. La dame arrive tout de même à temps dans le salon pour voir le spectacle dans son intégralité. Impressionnée par les restes de trois soirées de zapping-bières, elle reste debout sans bouger. Patrick arrive alors précipitamment, un sac bleu à la main.
- Ce n’est pas tous les jours comme ça ! dit-il en fourrant tout dans le sac en plastique. Quand les enfants sont là, c’est nickel ! Et on mange des légumes !
L’assistante sociale, strictement écolo depuis qu’elle a vu « Une vérité qui dérange », le regarde ranger. Consternée de le voir mettre des canettes, des emballages de chips et une boite de pizza dans la même poubelle.
- Hm, bon... comme vous en avez été informé, je suis ici pour inspecter l’environnement que vous proposez à vos enfants, c’est à dire, déterminer si cet endroit leur est bénéfique ou nuisible, dit le chignon d’un air hautain.
- C’est la maison où ils ont fait leurs premiers pas, répondit-il froidement en arrêtant de ranger.
- Hm, certes... dit-elle en retenant des commentaires non professionnels.
Elle se balade un peu partout, ouvre une armoire contenant seulement deux conserves et le frigo, dont la lumière éclaire comme des stars une botte de carotte, du beurre, des sauces et quatre bières. Patrick, qui la suit du regard s’exclame :
- J’ai prévu d’aller faire des courses tantôt. Ce n’est pas comme ça quand ils sont là.
- Monsieur, mon rôle est aussi de déterminer si vous êtes apte ou non à vous occuper d’enfants. D’ailleurs, puis-je voir les chambres ?
Il la conduit au premier étage, la vue des chambres intactes rassure l'assistante. Malheureusement, elle s’est déjà fait une rude idée fixe du personnage. Sans un mot, elle redescend les escaliers, retourne dans le salon et ouvre son sac, duquel elle sort un tas de papiers. Elle les pose sur le comptoir, s’assied à la place de Patrick et commence à noter des choses avec une énergie incroyable. L’homme, qui l’a suivie du haut des escaliers jusqu’en face du comptoir, la regarde. Il a l’air médusé et la face blême. Il cherche quelque chose à dire, mais son cerveau est encore trop engourdi et déshydraté par sa nuit à la bière pour savoir par quel mot commencer.
- Je... prononce-t-il après quelques minutes.
- J’ai terminé mon compte-rendu, lui dit le chignon en lui coupant la parole. Vous aurez de nos nouvelles d’ici quelques jours. Je vous encourage à ouvrir votre courrier cette fois, il s’agira d’une convocation. Le juge vous rendra son verdict en personne.
Sur ce, elle quitte les lieux en marchant comme si le sol était recouvert de boue et de moisi, toujours suivie par l’homme à la verve d’une carpe. La voiture n’a pas encore tourné le coin de la rue que Patrick a déjà une bière en main. Il la boit rapidement et entièrement puis il finit de ranger. « Mais pour qui se prend-elle à venir faire chier les honnêtes gens... Est-ce que je vais foutre mon nez dans son linge sale, moi ? Pisseuse... Pas une femme pour rattraper l’autre ». Il rage, range et boit.
- J’ai une surprise pour vous, mes trésors, dit-il à ses enfants sept heures plus tard en les conduisant chez lui.
Ils ne répondent pas. Ça les amusait, au début, quand leurs parents se sont mis à se battre à coup de cadeaux, mais les bonbons, les nounours et les DVD n’apportent pas autant de joie que celle de voir ses parents ensemble...
- Si vous n’en voulez pas, je la garde pour moi... dit-il, la mâchoire contractée.
« Pourquoi ne répondent-ils pas ? » À leur âge, Patrick ne connaissait qu’un seul garçon dont les parents avaient divorcé. Un de ses voisins. Une semaine sur deux, il était invité à profiter du butin de la tristesse du gamin et il en crevait de jalousie.
- Ça ne se mange pas, ça se joue...
- UNE PLAYSTATION ?! hurla soudain la voix de son fils
- Hé oui, j’ai fini par craquer...
- OUAIIIS !! Avec quoi comme jeux ? demande la sœur.
- Ha hah, vous verrez quand nous serons arrivés, dans cinq minutes.
Les jumeaux se mettent à faire de bruyantes suppositions et l’homme est aux anges. Si seulement l’assistante social voyait ça. Qui serait mieux placé que lui pour rendre ses enfants heureux ?
Bonheur éphémère de la joie matérialiste. Une fois la nouvelle bête électronique éteinte dans un coin, au moment du souper, les jumeaux tirent une petite mine. Ils ont l’air tourmenté et les heures passées collés à l’écran leur ont rougi les yeux. Patrick sent son cœur se serrer à la vue de ce spectacle.
- Un problème, les minus ? Vous tirez des drôles de têtes..., se hasarde-t-il.
Après s’être regardés l’un l’autre, la sœur commence :
- Fabien nous a dit qu’on allait venir habiter chez lui plus de jours... Mais moi j’aime bien habiter ici... Mais maman elle est là-bas, elle vient plus ici...
Pendant qu’elle cherche ses mots, le frère regarde son père avec des airs de bébé oiseau au bord du nid. La sœur et lui n’ont pas encore assez vécu pour pouvoir exprimer précisément ce qu’ils ressentent... Mais ils semblent être exactement sur la même longueur d’onde. En écoutant, Patrick est ému jusqu’aux larmes, deux grosses larmes qu’il essuie avant qu’elles n’aient eut le temps de rouler sur ses joues. Il est ému de voir ses deux minus d’humains survivre dans le bordel émotionnel imposé par leurs géniteurs, ému de voir que, malgré leur différence de préoccupations, sa progéniture ne fait qu’un quand les choses se gâtent. Le père pense avoir compris le problème. C’est une situation qu’il n’a jamais vécue. Il ne sait quoi dire... à part :
- Ne vous en faites pas, tout va bien se passer. Et c’est au juge de décider, pas à Fabien.
Le souper s’achève dans le calme. Une fois les enfants couchés, Patrick entame son rituel. Normalement, il engloutit seulement deux chopes quand les petits sont là. Ce soir, la tristesse lui chuchote à l’oreille et l’incite à en prendre une troisième. Pendant qu’il la vide, Tristesse cède la place à Colère.
« C’est qui, ce troufion de type qui angoisse mes enfants ? Et pourquoi ce n’est pas Cécile qui leur a annoncé, putain ?! Il les manipule ? Connard, si tu veux une famille, fais-toi la tienne, plutôt que de piquer celle des autres ! Et qu’elle est bête de rentrer dans son jeu, qu’elle est bête... Son jeu de crapule, son jeu vicieux... À quoi peut bien ressembler une crapule comme lui ? »
Quatrième bière : « Le salaud, le salaud... Je suis sûr qu’il se joue d’eux. Accueillir toute une famille chez soi ? Personne ne fait ça sans raison. Il fait ça pour se la taper. Il se l’est déjà tapée. Salope. Salaud. Mes enfants vont passer la moitié de leur temps chez une salope et un salaud... »
Puis il se calme en se rappelant qu’il a aussi aimé cette salope... Il se couche tard et se lève de la même manière le lendemain matin. Tellement tard qu’il trouve ses enfants en train de jouer, en pyjama, dans la chambre de la sœur. Ils sont réveillés depuis un bon moment et sont déjà assez malins pour ne plus aimer l’école. Ils ne s’étaient même pas concertés pour savoir s’ils réveillaient leur père, c’est pour quoi ils s’attendaient à une punition. L’homme, rongé par la culpabilité leur dit seulement :
- Habillez-vous, grouillez-vous, on est grave à la bourre !!
Ni l’institutrice, ni son patron ne l’accueillirent avec un sourire, ce matin-là.
C’est durant ses dix jours que la lettre du tribunal arriva. Ce qui n’aida pas Patrick à lutter contre son alcoolisme naissant. Il finit chaque soir en vacillant du salon jusqu’à sa chambre et commence chaque journée avec un batteur de tambour dans le crâne. Ce qui n’est pas d'un grand réconfort pour les enfants. Les enfants en savent toujours plus que ce qu’on ne leur montre. Heureusement pour lui, la playstation bouche un peu la vue des siens.
- En conclusion, les enfants Dutoit passeront, dès le mois prochain, dix jours dans la résidence de leur mère et quatre jours dans la résidence de leur père. Est-ce bien clair pour tout le monde ?
En entendant cette phrase, Patrick ne se sent pas comme une pomme tombée de l’arbre, il se sent comme un cadavre qu’on balance dans une fosse incroyablement profonde.
- Est-ce bien clair pour tout le monde ? répète sévèrement le juge en fixant Patrick avec un air d’hibou grand-duc.
- Oui... Oui monsieur, c’est clair, répond-il avec ce qui lui reste de voix.
Cécile, Fabien et lui quittent ensuite le bureau du magistrat. Une fois dans le couloir, ils se regroupent comme s’il y avait encore quelque chose à dire. Cécile regarde son ex. Il a la mine grise et un regard de bœuf malade. Ses cheveux sont plus longs qu’ils ne l’ont jamais été, ils font des épis contre lesquels Patrick a perdu la bataille. Il est rasé de près. Elle se demande quelle taille avait sa barbe avant ce matin. Patrick regarde Fabien, d’un regard haineux. Il a enfin devant lui « ce putain de type » qui lui vole sa famille. Il le scrute, le juge. Il jalouse son air frais et sa bonne santé. Fabien regarde Cécile, à la fois mal à l’aise et satisfait.
Patrick ne va pas travailler aujourd’hui. Il appelle son patron en prétextant une grippe et rentre chez lui. Sans surprise, il prend une bière. Étonnamment, il monte la boire dans la chambre de ses enfants. Il passe de l’une à l’autre comme un chien qui cherche son maitre. « Quatre jours toutes les deux semaines... Salope d’assistance sociale... Trop de salopes qui me gâchent la vie... Toutes les deux manipulées par leur maitre, salaud. Il s’est tapé l’A.S. aussi, j’en suis sûr. C’est sa spécialité, les A.S... Maintenant j’ai vu sa face, sale bougnoule ! » Le fil de ses pensées s’interrompt. Il a toujours détesté les racistes et leur armada d’insultes faciles. Là, c’est plus fort que lui. « Venu en Belgique pour nous piquer nos jobs et nos femmes... Fabien, je suis sûr que ce n’est même pas son vrai prénom. Mohamed Ben Ali, ouais ! Il a osé... Il a volé ma famille ! La femme, passons. Mais il a pris mes enfants, il a pris ma raison de vivre. Il a pris le bonheur de ma maison et l’a mis dans la sienne... » Sa canette est vide. Il descend en chercher une autre et se rappelle qu’il devra aller chercher ses gosses à l’école dans quatre heures. Il hésite... Mais il a toujours eu du mal à résister à la tentation.
Trois jours plus tard, c’est le dernier des dix jours chez lui. Patrick est triste à en crever. Les jumeaux le sentent, mais n’osent pas poser de questions, par peur des réponses. Il ne leur a toujours pas parlé de la décision du juge. Il projette de le faire, hors de question que ses enfants se fassent encore traumatiser par l’Autre. Avant de les conduire chez les empêcheurs de tourner en rond, pendant qu’ils se préparent dans le hall, Patrick se met à leur hauteur, prend une grande inspiration... Souffle lentement... Reprend une grande inspiration et cale ses poumons. Ses enfants le regardent, intrigués, pressentant la mauvaise nouvelle.
- Qu’est-ce que tu fais ? demande le fils
L’homme laisse partir tout l’air que sa cage thoracique contenait et parle enfin :
- J’ai été chez le juge cette semaine... Avec maman et Fabien.
Prononcer ce prénom comme si de rien n’était le dégoute. Les enfants sont tout ouïe.
- Et... et alors ?
- Il a dit que vous ne pouvez plus venir ici que quatre jours... On inverse.
- Avant même qu’il n’ait fini sa phrase, sa fille s’énerve et son fils pleure.
- Mais c’est chez nous ici ! répètent-ils comme si c’était leur père qu’ils devaient convaincre pour que tout rentre dans l’ordre.
Patrick sent sont cœur imploser et exploser à la fois. Il attrape ses deux gamins et ils pleurent tous les trois, dans le hall d’entrée. Une bonne heure plus tard, ils arrivent devant la maison où on a hâte de tester le co-parenting . Ils sont accueillis par un « Enfin ! Mais qu’est-ce que tu as foutu Patrick, t’as vu l’heure ? » Il ne répond pas. Il embrasse ses enfants et les serre comme un marin serre sa femme avant six mois en mer.
Deux saisons plus tard, au printemps, Patrick n’est plus que l’ombre de lui-même. Il s’est fait virer pendant l’hiver, car un bon ouvrier sur qui on ne peut pas compter vaut moins qu’un apprenti avec deux mains gauches, d’après son patron. Ses années de travail lui valent un chômage confortable. Il végète. Il grossit, il s’abime la santé à coup d’alcool et de plats tout préparés. Il ne voit plus personne à part les caissières du supermarché et ses enfants. Quatre jours toutes les deux semaines pendant lesquelles il arrive à garder la forme.
En voyant la nature renaitre autour de lui, il a envie de se sentir de nouveau bien, lui aussi. Il boit, il réfléchit, il re-boit et re-réfléchit, mais il se retrouve éternellement bloqué par son désir de vengeance. Sa femme est partie, soit. Tant mieux. Elle passe du temps avec les enfants en le mettant hors-jeu, soit. Tant pis. Ils habitent dans la maison d’un autre et cet autre embrasse ses gamins avant qu’ils s’endorment, dix fois par semaine... Ça ne va pas. Il veut faire un bond en arrière. Il veut rembobiner jusqu’au moment où elle venait comme une nounou et retournait dans son appartement.
D’après ses gosses, le co-parenting à l’air de bien marcher. « Normal, il la baise... Salaud, trompeur », pense-t-il. Les jumeaux s’entendent bien avec leur nouveau frère, ils reviennent toujours avec plein d’histoires commençant par « Karim, il a... » qu’il écoute en masquant sa colère. Il est toujours content de voir arriver ses enfants heureux et en bonne santé le premier jour de ses quatre jours. Mais ils n'étaient pas malheureux quand ils passaient beaucoup de temps chez lui, chez eux.
Il a une idée : faire la paix. Faire la paix avec cette femme qu’il a aimée. Se venger puis faire la paix, égalité. Tout rentrera dans l’ordre, ils reviendront, ils reviendront tous. Même Karim, on ne peut pas blâmer un enfant à cause de ses parents. Ce sont ses nouveaux objectifs : se venger puis faire la paix. Égalité. Il faut qu’il le fasse. Après, il sera motivé pour se lever le matin, pour cuisiner, pour voir des gens, pour aller travailler même, qui sait ? C’est le septième de ses dix jours seul que Patrick se décide à passer à l’action. Pour joindre le geste à la pensée, il écrase sa canette brusquement et la lance vers un sac poubelle gisant dans un coin de la cuisine. Le sac déborde, la canette tombe par terre avec fracas. Son plan est parfait, il ne lui reste plus qu’à l’exécuter.
Dimanche, le troisième de ses quatre jours. Les enfants sont allés à la piscine puis ils ont faire une promenade tous les trois et ont joué dans le jardin pendant la soirée, bref, ils vont dormir à poings fermés. En les couchant, le père leur dit qu’il doit aller faire une course, qu’il n’en a pas pour longtemps et qu’il laisse le GSM de secours en bas au cas où il y a vraiment un problème. Les petits acquiescent et prennent les valises qu’ils ont sous les yeux pour partir au pays des rêves. C’est parti, c’est maintenant. C’est la première phase du plan : se venger. Il prend un grand couteau de cuisine et monte dans sa voiture.
Il se gare quelques rues avant sa destination et commence à marcher. « Voilà Cécile, on sera quitte dans quelques minutes. Tu as tué mon foyer en te précipitant chez ce fourbe, ce beau parleur. Je vais maintenant tuer ton nouveau foyer. Tes agissements de capricieuse ont mis à mort ma famille, je vais mettre à mort ta famille d’accueil. Après, nous pourrons faire la paix. » Pour l’occasion, il s’est offert une petite bouteille de whisky. Il l’ouvre et en boit quatre gorgées « une par jour ». Il n’est plus qu’à une cinquantaine de mètres de sa cible. « Mais toi, voleur de famille, tu les as dix jours ». Il reporte la bouteille à sa bouche et tente de boire dix gorgées. Il tousse à la sixième. Il fixe le bouchon sur le goulot et dépose la bouteille par terre, au pied d’un buisson, en lui recommandant de l’attendre.
- Patrick ? Cécile n’est pas là. Tout va bien ?
Il sait qu’elle n’est pas là. Tous les dimanches, elle traverse la moitié du pays pour aller souper chez sa mère, depuis des années. Il répond calmement en cachant le couteau dans son dos.
- J’ai crevé un pneu à l’autre bout de votre quartier. Tu n’aurais pas un cric par hasard ?
- Euh si. Entre, je dois fouiller...
Fabien, qui sent les reflux d’alcool dans l’haleine de son interlocuteur, s’inquiète du sort des enfants. Il conduit Patrick à la cuisine et lui propose un verre d’eau que ce dernier accepte, mais ne boit pas. Un ange passe.
- Oui, un cric... Mais avant, dis-moi, où sont les enfants ?
- Mais qu’est-ce qu’il peut bien te foutre, le sort de mes enfants ?! dit furieusement Patrick. Il rentre dans une rage folle en entendant ce margoulin parler de ses gosses. Il voit rouge et sort le couteau de derrière son dos. Fabien, en se basant sur les histoires de Cécile, se dit que ça ne vaut pas la peine de discuter avec un tel animal. Il se précipite sur le couteau et essaie d’ouvrir le poing de son adversaire. L’homme enragé comme un chien fou profite de sa main libre pour lui coller un pain de derrière les fagots, en plein sur l’arcade. Fabien recule, emporté par le choc. Il a à peine le temps de reprendre ses esprits qu’il sent quelque chose froid se glisser entre ses côtes. Il baisse les yeux et voit l’énorme lame sortir de son corps. Il les lève et voit Patrick avec un regard noir et un sourire satisfait sur les lèvres. Il voudrait crier. Karim dort. « Karim... » commence-t-il, interrompu par la lame qui lui fait deux autres énormes trous. Il tombe. Patrick lave son couteau puis tend l’oreille. Pas un bruit. Il s’en va, guilleret, retrouver sa bouteille de J&B, sa voiture puis sa maison et ses enfants.
Il est prêt pour la phase deux : faire la paix. Il a rangé la maison, il s’est coiffé et rasé. Il est sur son trente-et-un. « Dès qu’elle verra que l’Autre n’est plus, elle va venir ici, c’est sûr ! Et en courant ! Ça peut arriver n’importe quand entre ce soir et demain. Ça va arriver, elle va arriver, c’est logique » Elle va arriver, ils discuteront et la mort de Fabien serra un secret qu’elle portera en échange d’un foyer. Un secret qu’ils porteront et qui les rapprochera. Tout est question de négociation. Il la connait, ça va marcher. « Elle va arriver, elle peut débarquer à tout moment. »
Il est prêt.
Vers vingt-trois heures, plus de deux heures après son crime, il entend des pas dans l’allée. Il se précipite vers la porte d’entrée, excité comme un chiot. Une fois derrière la porte, l’angoisse lui tombe dessus. A-t-il bien fait ? Peut-être y avait-il une autre solution à ce problème... Il tend l’oreille et distingue plusieurs pieds dans son allée, bien plus que deux. « Oh mon dieu... » murmure-t-il avant d’ouvrir, « qu’ai-je fait ? » Il sort subitement de ses six mois de cuite presque ininterrompue. Il ouvre la porte avant que le premier policier n’ait eu le temps de poser son doigt sur la sonnette.
- Je vous suis, mais restons calme... Les enfants dorment, ils ont école demain, dit-il en avançant vers les policiers, les bras en l’air et la queue entre les jambes.
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