top of page
Photo du rédacteurMaï Brass

Retrouvailles

‒ Allô ? …Allô ? Nom de D… Encore vous ?! Vous n’avez donc rien d’autre à faire que de déranger les gens ?! Laissez-moi tranquille !

Comme elle avait pu s’y attendre, le combiné fut raccroché avec une certaine hargne. Cela faisait environs un mois qu’elle avait le numéro de son père et deux semaines qu’elle osait l’appeler. Par contre, elle n’avait pas encore eu le cran de lui parler. D’ailleurs, elle ne parlait à personne de cette histoire. Ça lui paraissait plus simple de garder le silence plutôt que de répondre à tout un tas de questions. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer les multiples conversations que ce genre révélation entrainerait.

‒ J’ai trouvé le numéro de mon père en bas d’une lettre…

‒ Hein ? Il était pas mort, ton père ? répondrait avec surprise sa meilleure amie.

‒ C’est ce que je croyais aussi, mais il était en prison.

‒ Attend, quoi ? Et ta mère t’a caché ça, que ton père était en vie ? Tu sais pourquoi il était en prison ? Il est sorti ? Tu l’as appelé ? Et puis, quelle lettre ?

Non. Elle n’avait pas du tout envie d’avoir ce genre de conversation. Elle écrasa le mégot de sa cigarette sur le sommet d’un cendrier plus que débordant, elle éteignit définitivement le téléphone qu’elle avait volé pour l’occasion, puis elle quitta le bordel innommable qu’était devenu sa chambre.


Fille unique, elle habitait un petit appartement de banlieue avec sa mère. Bien qu’elles aient déménagé à de multiple reprises, leurs logements avaient toujours été étroits, mal isolés et relativement sombres.

‒ Bonjour, ma chérie. Où vas-tu comme ça ?

‒ école, répondit-elle sèchement.

S’il y avait bien une personne avec qui elle n’avait pas du tout envie de parler, c’était sa mère. Elle ne pouvait plus faire confiance à cette femme qui lui avait menti tout au long de sa vie. Une petite partie d’elle avait tout de même envie de lui crier au visage : « Je sais tout ! Qu’est-ce qui t’as pris ?! ». C’était là, une fois de plus, une conversation qu’elle n’avait pas envie d’avoir. Du moins, pas maintenant. Elle lança son sac sur son dos et partit en claquant violemment la porte. Sa pauvre maman mit, une fois de plus, cette attitude agressive sur le compte de l’adolescence et ne se posa pas plus de questions.

 

‒ Allô ?

‒ Oui, c’est moi. Je suis votre fille.

‒ …Vous devez vous tromper mademoiselle, je n’ai pas de…

‒ Si, si, vous en avez une et c’est moi. Elle m’a dit que vous étiez mort et elle ne vous a pas informé de mon existence, mais vous êtes mon père. J’en suis certaine.

Les mots se bousculaient dans son imagination. Elle marchait vers l’arrêt de bus sans réfléchir à son trajet. Elle fumait d’ailleurs de la même façon : machinalement. à un tel point qu’elle ne se rendit pas compte qu’elle était encore en train de s’intoxiquer, jusqu’à ce que le mégot lui brûla le bout des doigts. Exaspérée par elle-même, elle le balança nonchalamment dans une direction quelconque. Le déchet enflammé atterri presque sur le dos d’un chien ridiculement petit. La bête se mit à aboyer en tremblant et la propriétaire du fauve la dévisagea comme si elle était l’antéchrist. Blasée, elle lui répondit avec un doigt d’honneur et poursuivit sa route sans s’émouvoir davantage.


Une fois arrivée à sa destination, elle se changea les idées en essayant de repérer un gadget électronique à dérober. Idéalement, un téléphone. C’était plus fort qu’elle. Elle amassait ces trucs de manière totalement compulsive, encore plus depuis qu’elle avait trouvé cette fameuse lettre. Le pire était que ces maigres larcins s’entassaient tristement dans le fond dans son armoire, sans but précis. Le bus arriva. Elle monta dedans comme une chasseuse à l’affut d’une proie. Elle alla s’assoir tout au fond. Cette place lui permettait de garder discrètement un œil sur un distrait qui s’endormait avec sa tablette sur les genoux. Heureusement pour cette pauvre âme, notre protagoniste fut, à son tour, inattentive.


Le bus n’avait roulé que cinq minutes, passé seulement deux arrêts et il était là, derrière la vitre, dans la file des navetteurs. Elle l’avait reconnu immédiatement. Elle colla son nez contre la fenêtre puis s’en écarta d’un bond. Trop tard. Il l’avait reconnue aussi. La file diminuait, il monta en dernier. Elle le regarda s’avancer à travers les rangées de passagers. Elle ne l’avait plus vu depuis des années et il ne lui avait pas manqué. Il avait magnifiquement tenu le rôle du salaud. Pas n’importe quel salaud, le premier véritable salaud qu’elle avait croisée dans sa vie. Le genre à se moquer, à attaquer sans raison, à faire pleurer juste pour le plaisir. Avec lui aussi, elle avait parfois des conversations imaginaires. Elle avait rêvé pendant longtemps de pouvoir lui dire ses quatre vérités bien en face, tout en lui donnant des petites claques. Par contre, il y avait deux paramètres que ses fantasmes n’avaient pas prévus. Premièrement, elle avait bien d’autres choses à penser que pour perdre réellement du temps à s’énerver avec cet imbécile. Deuxièmement, il était devenu terriblement beau. Tellement beau que ça en était énervant.

‒ Salut, tu te souviens de moi ? dit-il une fois arrivé à sa hauteur.

‒ Mhm, répondit-elle.

‒ écoute… Je… Je me suis rendu compte de pas mal de trucs et… Enfin… Je m’excuse de t’avoir appelée « sans papa » quand on était petits. Et pour tout le reste aussi. Voilà.

Elle ne sut quoi répondre. Il avait l’air sincèrement désolé. C’était un troisième paramètre qu’elle n’avait jamais envisagé. Le garçon se retourna pour choisir une place, mais les derniers sièges vacants se trouvaient tous autour d’elle. Il s’assit donc à ses côtés.

‒ J’ai un papa, dit-elle finalement.

Il tourna la tête. Il se doutait bien que son ancienne camarade n’était pas tombée du ciel, mais pourquoi avait-elle besoin de le préciser ?

‒ J’ai un papa vivant. Je ne sais pas où il se trouve, mais il existe. Bref, merci pour tes excuses. Qu’est-ce que tu fous dans mon bus ?

‒ Ton bus ? questionna-t-il en souriant.

Le sourire fut si charmant qu’elle laissa immédiatement tomber presque toutes ses défenses. Gentiment taquins l’un envers l’autre, ils discutèrent durant l’entièreté du trajet. Finalement, leurs retrouvailles se déroulèrent plus qu’agréablement. Ils furent, d’ailleurs, tous les deux contents d’apprendre qu’ils voyageraient ensemble plusieurs fois par semaine. La tête dans les nuages en marchant jusqu’à son école, elle constata qu’elle n’avait pas fumé seulement en arrivant les mains vides face au cendrier de l’entrée.


‒ …Du coup, j’ai eu besoin de me sentir fort à l’école. On est bête quand on est petit. Je l’ai compris et j’essaie de changer…

‒ D’accord… Mais il y a moyen que tu sois resté bête, même en frôlant les un mètre nonante, sais-tu, répondit-elle pour le faire mousser.

Leurs langues se déliaient au fur-et-à-mesure des kilomètres avalés ensemble. Ce trajet presque quotidien était très vite devenu une sorte de rendez-vous secret immanquable. Les jours où il n’était pas là, elle observait sagement le paysage en ayant hâte d’être le lendemain. La veille de cette discussion, pendant la soirée, elle avait voulu appeler son père. Ce fut à ce moment-là qu’elle réalisa qu’elle n’avait plus volé de téléphone depuis plusieurs jours. Elle avait pensé à utiliser le sien, mais l’idée qu’il puisse avoir son vrai numéro la terrifiait. Alors, au lieu de perdre son temps à ruminer, elle avait rangé sa chambre de fond en comble. En commençant par vider ce cendrier puant qui empestait ses nuits.

‒ Très drôle… répondit-il avec un sourire en coin. Allez, à toi de parler maintenant. C’est quoi l’histoire avec ton père ?

Elle soupira et regarda rapidement par la fenêtre. Ils n’étaient qu’à la moitié du trajet. Elle ne serait pas sauvée par le gong. Alors, en femme de parole, elle commença son récit. Elle raconta tout. Du moins, tout ce qu’elle savait. En le verbalisant pour la première fois, elle se rendit compte qu’elle ne savait pas grand-chose.

‒ Hm, on dirait que l’enquête ne fait que commencer, dit-il après avoir posé le même constat.

‒ C’est vrai… Mais, c’est plus facile à dire qu’à faire.

‒ Allez, Sherlock. Tu veux que je sois ton Watson ? ça serait avec plaisir !

‒ Non, c’est bon. Ne t’occupe pas de ça. C’est pas ton problème, c’est le mien. Je vais le faire…

‒ Faire quoi ? Appeler ton père ou confronter ta mère ? Et quand ? Ce soir ?

‒ Ouais, voilà. Je vais faire les deux et dès ce soir, répondit-elle en espérant clore la discussion.

Elle n’aimait pas la façon dont il prenait soudain ses problèmes personnels pour une sorte de jeu. Par contre, elle savait qu’il n’avait pas tout à fait tort. Cette histoire ne pouvait pas rester indéfiniment pleine de points d’interrogation.


En descendant du bus, elle râla en s’apercevant qu’elle était partie sans son tabac. Le petit détour qu’elle se sentit obligée de faire pour se ravitailler lui servit d’excuse pour passer deux heures, sur un banc public. Là, elle enchaina les clopes comme si l’oxygène lui était nocif. Dans cette même journée, elle vola deux téléphones en se convainquant que c’était pour la bonne cause. Le soir venu, elle ne confronta pas sa mère et n’appela pas son père. Elle se coucha tôt en priant pour se réveiller cinq années dans le futur, loin de tout ce mal-être.


Le lendemain, malgré le regard froid qu’elle lui jetait, le garçon s’assit à côté d’elle. Heureusement, il eut la délicatesse de ne pas réaborder frontalement le sujet. Il lui dit simplement : « Tu avais raison. Frôler les un mètre nonante n’empêche pas d’être bête. » Elle ne put se retenir de ricaner. Ils se racontèrent ensuite leur soirée, comme si de rien n’était. Néanmoins, quelques minutes plus tard, elle lui dévoila soudain tout ce qu’elle avait sur le cœur. Pour la première fois, leur conversation s’étala au-delà de leur vingt-cinq minutes de trajet. Ils s’installèrent dans un café. Elle commanda un chocolat chaud et lui, du thé noir. Elle lui résuma chacune des conversations qu’elle avait en tête, ce qu’elle voulait dire à ses parents, ce qu’elle ne voulait pas dire aux autres, ce qu’elle ressentait parmi toute cette pagaille… Elle voulut aussi lui dire à quel point ça lui faisait du bien de pouvoir discuter avec lui presque tous les matins, qu’elle se sentait mieux depuis qu’ils s’étaient recroisés et qu’elle l’adorait presque autant qu’elle l’avait détesté, mais cette partie de son jardin secret pouvait rester cachée pendant encore quelques temps. Elle parlait, il écoutait. Elle pleurait, il la réconfortait. Blottie dans ses bras, elle eut terriblement envie d’une cigarette, mais elle se dit rapidement qu’elle était tout de même vachement mieux dans ce câlin plutôt qu’à fumer seule dans un courant d’air automnal.


Une fois que tout ce qu’elle avait fermement retenu fut libéré de son esprit, il l’embrassa dans l’endroit sans nom entre la joue et la bouche. Ensuite, il partit courant pour remplir ses obligations. Elle rassembla ses affaires plus lentement et sortit. Un téléphone gisait seul sur une table en terrasse. Elle hésita, mais elle ne le prit pas. Elle se roula une clope. L’odeur que celle-ci dégagea en s’allumant la dégouta subitement. Elle la fuma tout de même en se disant, pour la première fois, qu’un jour, il y en aurait une dernière. Elle marcha pendant toute la journée à travers les rues de la ville. Tant pis pour l’école. Après plusieurs heures, lorsqu’elle eut mal aux pieds et les jambes lourdes, sa décision était prise.


Elle rentra chez elle. Sa mère ne serait pas là avant dix-neuf heures. Elle en profita pour aménager la scène. Elle dégagea les quelques affaires qui trainaient sur la table à manger, passa un coup d’éponge et installa les chaises l’une en face de l’autre. Elle dirigea ensuite le luminaire du salon de manière à ce qu’il éclaire le tout. En entrant, sa maman ne pourrait pas ignorer l’injonction tacite de sa fille. Elle devrait s’assoir et discuter.


Dix-huit heures cinquante. Soudain, en jetant un ultime coup d’œil sur la scénographie, elle douta. Peut-être que sa mère avait eu raison de lui cacher la vérité. Peut-être que son père était quelqu’un d’horrible ? Peut-être est-il plus facile d’ignorer que de savoir ? Elle se raidit de peur et monta sur un fauteuil et tendit les mains afin de remettre le luminaire dans sa position de départ, mais la porte s’ouvrit. C’était trop tard. Sa mère observa la mise en scène et compris directement le message. Elle ne se douta pas un instant que sa fille venait de changer d’avis. Au contraire, elle crut l’avoir surprise en pleine installation. Sans saluer, elle déposa ses sacs et s’installa sur une des chaises. La jeune fille s’était piégée elle-même. Ce soir, elles allaient parler. C’était l’instant T, le moment M. Toujours debout sur le fauteuil, elle baissa les bras puis alla rejoindre sa mère. Face à face, elle commença :

‒ Tu te souviens quand tu as râlé en disant qu’il était plus que temps que je fasse ma pars des tâches ménagères ? Je suis allée relever le courrier, il y a quelques semaines…

En disant cela, elle sortit une enveloppe adressée à « la fée des bois ». Sa mère devint livide.


‒ Allô ? … Allô ? Encore vous ? Je vous préviens, si jamais…

‒ Ne te fâche pas, mon bûcheron. C’est moi, ta petite fée...

‒ Enfin ! J’ai cru que ma lettre s’était perdue !

‒ écoute, j’ai une fille. Je veux dire, nous avons une fille. Elle est intelligente et très courageuse…




8 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page