Est-ce qu’elle me voit quand je la vois ?
La première fois qu’elle est apparue devant mes yeux, c’était il y a environ deux ans. Elle avait l’air d’en avoir seize, peut-être dix-sept. Elle passait de table en table pour demander un peu de monnaie. Elle était sale. On aurait dit une jeune chatte sortie d’un terrier boueux. Une chatte qui restera minuscule pour le restant de ses jours car son corps donne la vie avant d’avoir fini de se construire. Elle caressait son gros ventre avec des mains pleines de crasse. Il aurait fallu être de marbre pour ne pas lui accorder une minute d’attention.
Est-ce qu’elle me remarque quand je la remarque ?
Quelques mois plus tard, son ventre était plat. Ses cheveux étaient courts et propres. La crasse avait quitté son apparence et le bébé avait quitté son ventre. Elle marchait la tête haute avec du feu dans les yeux. Il s’était écoulé moins d’une année, mais son visage avait pris cinq ans. Les gens du dehors vieillissent rapidement. C’était une tempête que j’ai vu passer. Elle criait sur un gars avec une carrure de frigo en oubliant qu’elle ne fait pas plus d’un mètre soixante. Elle m’impressionnait. Je n’osais même pas imaginer le quart de la moitié de sa vie tellement elle semblait mouvante et remplie.
Est-ce qu’elle m’aperçoit quand je l’aperçois ?
Je l’ai croisée hier. On dirait qu’elle a presque trente ans. La tignasse hirsute au vent, elle marchait fièrement. Débraillée, mal accompagnée et toujours sans son enfant. Elle souriait. Je ne l’avais jamais vue sourire avant. Elle est belle. Je vois en elle une copine, une cousine. Je vois ma fille, je me vois aussi. J’aimerais prendre soin d’elle, mais nos vies ne se croiseront peut-être jamais. J’aimerais qu’elle aille bien. J’aimerais pouvoir la sauver, elle et le reste du monde. Je ne suis pas un colibri, je n’ai pas envie de mourir de fatigue devant une mission qui me dépasse. Alors, cachée derrière mon inaction, j’observe.
Petite guerrière, combattante de la vie. Tu ne laisses pas indifférente. Tu n’es pas seule. J’espère que tu sens cet amour et qu’il vaincra la haine. J’espère qu’un jour, tu pourras serrer ton enfant dans tes bras en te disant que « tout ça », c’est derrière toi.
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