top of page

L'homme idéal

16 FEVRIER

— Tiens, attrape. Tu lui mettras le chandail rouge aussi. On a reçu deux boites de chaque coloris, il faut que ça parte !

Suite à cette déclaration, Gliphène balança négligemment le fameux chandail rouge sur la pile de vêtements que Libline transportait. Elles en refirent l’inventaire en quelques secondes. Caleçon, pantalon, pull, chaussettes… Peut-être manquait-il une petite écharpe ? Non, un accessoire de ce genre allait attirer les frileux alors que le stock hivernal était presque vide. « Au contraire, laisse un peu le col ouvert ! » ordonna Gliphène avant de disparaitre dans le local de pause.

Libline partit alors réaliser sa mission : habiller le mannequin homme de la vitrine de gauche. Cette vitrine était la plus petite des deux. A droite, deux femmes et trois enfants en plastique semblaient éternellement heureux. Entre l’homme et eux se trouvait la porte d’entrée. Tous les jours, en arrivant, Libline se demandait pourquoi ce malheureux s’était fait écarter si froidement d’une potentielle famille. Savait-il seulement que des vénus et des chérubins existaient à seulement quelques mètres de sa solitude ? Vu la profondeur de la devanture, le mannequin homme se pensait probablement seul au monde. Libline ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle avec sa situation. A quarante-sept ans, elle avait déjà dû faire une croix sur sa maternité. Après plus de quinze ans de célibat, elle envisageait aussi de rayer l’amour.

Pour atteindre le mannequin masculin, Libline dû enjamber adroitement la décoration. L’étalagiste tenait à ses bibelots comme à la prunelle de ses yeux. Il viendrait remplacer la Saint Valentin par Carnaval d’un jour à l’autre. Libline prit donc place entre un cœur en papier-maché et un arc de Cupidon en carton, puis elle commença à déshabiller l’homme sans défense. « Tu es le seul gars que j’ai vu nu depuis bien longtemps », lui dit-elle à voix basse. « C’est moi le problème ? Ou c’est vous, les hommes… ? » Sa mère lui répétait inlassablement qu’elle était trop difficile et que si le véritable prince charmant existait, il était sûrement gay. « C’est vous… » conclut-elle en se perdant dans ses pensées.

Avant que sa dernière rupture ne lui fasse découvrir les crises d’hyperphagie, Libline avait eu pas mal de succès auprès des hommes. Mais soudain, lorsque ce qui avait été de la gourmandise pendant des années s’était transformé en gloutonnerie, son corps doubla de volume en quelques mois, écrasant brutalement sa confiance en elle. Depuis, des kilos faisant des allers-retours incessants lui donnait la sensation constante d’être molle. Cela dit, son caractère, lui, était parvenu à se raffermir. Elle avait fini par plus ou moins accepter ce nouveau corps et elle attendait du futur homme de sa vie qu’il en fasse de même. Elle ne voulait pas de quelqu’un qui l’aime, elle se faire vénérer. Il aurait fallu qu’il ait les yeux qui brillent à chaque fois qu’elle le retrouve. Même au milieu d’une foule, il ne devrait voir qu’elle. Elle ne voulait pas être une princesse, mais une reine. En d’autres termes, elle attendait d’un homme qu’il lui donne tout l’amour qu’elle ne parvenait plus à se donner elle-même.


Libline était le genre de petite femme sans histoire, toujours prête à rendre service. Même si son cercle social était très restreint, les quelques personnes qu’il comprenait n’avait aucun doute sur la fiabilité de leur amie. Enfin, de leur connaissance. Soyons honnête : de leur collègue. Au fil des années, il ne restait plus, dans sa vie privée que sa mère et une copine de longue date chez qui elle allait manger trois ou quatre fois par an, Libline ne voyait plus grand monde. Lorsqu’en rentrant chez elle, la solitude était trop forte, elle avait deux solutions. La première consistait à s’entourer de ses chats pour manger une énorme casserole de pâtes au saumon. La deuxième était de se connecter à un forum rempli de gens tout aussi seuls qu’elle et de converser virtuellement jusqu’aux petites heures de la nuit.

Les pieds en équilibre au-dessus d’un angelot en plâtre collé dans un énorme cœur de plumes roses, Libline mettait toute son énergie pour parvenir à faire rentrer les jambes raides de cette statue de polymères. Le pantalon était trop étroit et déjà déchiré avant d’être porté, les faux orteils se prenaient dans chaque trou. Une des jambes était fléchie, ce qui forçait la pauvre employée à soumettre le vêtement à sa tension maximale avant de parvenir à lui monter sur les cuisses. Rien que pour ce genre de moment, elle regrettait la mode des baggys. « J’aurais plus de plaisir à me bagarrer avec tes guiboles si elles étaient en chair et en os ! » murmura-t-elle à son collègue de plastique. Cette pensée lui donna un coup de chaud. Bien qu’elle n’en ait rien eu à faire pendant des années, le sexe était à nouveau une de ses préoccupations. Ça ne lui était plus arrivé d’y penser autant depuis… Elle ne savait même plus. Elle se souvenait juste d’une longue série de rendez-vous foireux, de retours seule dans le noir et de grasse-matinée en étoile de mer dans son lit à baldaquin. Au fil du temps, elle avait décidé d’arrêter de rencontrer des tocards et de partager uniquement ses draps avec ses cinq chats. Le sexe, finalement, elle s’en passait très bien. Elle aurait pu vivre comme cela pendant des décennies si un ostéopathe un peu trop empathique n’avait pas ravivé sa flamme quelques semaines plus tôt.

En arrangeant le col du chandail, Libline imagina ce figurant prendre vie. Soudain, le chandail devint une chemise, le mannequin se transforma en époux et la vitrine était la chambre conjugale. Il dirait quelque chose comme :

— Merci, mon amour. Je ne serai rien sans toi…

Et elle lui répondrait, en posant ses mains sur son torse :

— De rien, mon trésor. C’est moi qui serais perdue sans toi…

Ensuite, ils s’embrasseraient comme des adolescents et ils feraient l’amour fougueusement. Le gentleman arrivait en retard à sa réunion, avec les cheveux mal arrangé et du rouge à lèvre sur son col. Ce serait mielleux, cliché, pire qu’une comédie romantique de Noël et elle adorerait ça… Elle fut sortie de ses fantasmes par la voix perçantes de Gliphène : « J’espère que je serai la demoiselle d’honneur ! » avait-elle crié en découvrant Libline en adoration devant le seul homme de l’équipe. Gênée, la rêveuse décolla ses paumes de la poitrine en toc. Elle sortit ensuite, la tête basse, de la vitrine. En croisant Gliphène, elle lui dit tout de même sèchement :

— Préviens-moi quand tu as fini ta pause, j’ai faim aussi !

Mais le rouge de ses joues trahissait sa honte et Gliphène ne fut impactée en rien par le ton de sa coéquipière. Libline fila ensuite retrouver ses habitudes : un sandwich, une bouteille d’eau et le silence de l’arrière-boutique.


L’après-midi passa lentement. Libline ne parvenait pas à se sortir sa chimère de la tête. Elle imaginait ce grand corps figé prendre vie. Il s’étirerait avec élégance, ses mouvements souligneraient le V parfait de sa carrure. Ensuite, il se tournerait vers elle. La scène se déroulerait au ralenti, peut-être même que le temps s’arrêterait. Il arracherait une rose du décor et viendrait l’embrasser si fort qu’elle parviendrait à peine à respirer… Hélas, à chaque fois que Libline jetait un œil vers l’homme de ses rêves, il n’avait pas bougé d’un iota. Evidemment. Comment aurait-il pu en être autrement ? à quarante-sept ans, on ne croit plus depuis longtemps aux contes de fées ou aux sortilèges… Malgré sa rationalité, elle ne pouvait s’empêcher d’être déçue à chaque fois qu’elle constatait que le mannequin en était bel et bien un. Blasée, elle subit ses heures de travail, les épaules tombantes et la mine renfrognée.

Enfin, arriva la derrière minute. Gliphène et elle attrapèrent leur sac-à-main et se dirent au revoir. A demain ? Non, Libline avait congé, Pofrine sera là à sa place. Ah, bon long weekend alors. Oui, bon weekend. Gliphène partit en longeant la vitrine de la famille heureuse. Libline se dirigea dans l’autre direction et osa à peine lever les yeux en passant devant le grand gaillard qui l’avait fait soupirer tout l’après-midi.

En s’éloignant, elle réfléchit. Elle ne savait pas ce qui était le plus triste : s’amouracher d’un objet ou bien n’avoir personne à qui le raconter en rentrant à la maison ? Sur le trajet, la dame repensa à toutes les fois où elle aurait pu dire oui, mais où elle avait préféré dire non. Non, elle n’avait pas voulu d’une relation à distance. Non, le rôle de belle-mère ne lui faisait pas du tout envie. Et non, elle n’avait pas voulu, jadis, que des copines l’invitent « par hasard » en même temps que le dernier célibataire de la bande de leur mari. Si ces dizaines de « non » avaient été des « oui », peut-être serait-elle actuellement dans les bras d’un gars correct et respectueux. Ils seraient invités régulièrement à des soirées entre couple pour manger du fromage en buvant du vin rouge et ils feraient du tandem tous les weekends. Au lieu de cela, elle rentrait chez elle pour manger un plateau-repas en regardant une émission à scandale, puis elle s’endormirait en songeant à un mannequin en plastique… Maudit soit cet ostéopathe. Elle aurait préféré garder son mal de dos et sa conscience tranquille. Ce soir-là, Libline se coucha tôt et de mauvaise humeur après avoir englouti une énorme casserole de pâte au saumon.


17 FEVRIER

Au petit matin, la célibataire fut réveillée en sursaut par la sonnette de sa porte d’entrée. Le bruit strident l’avait fait bondir de son lit. Chancelante, la tête encore vaporeuse de sommeil, elle jeta un œil sur son horloge. Il était sept heures quarante-sept, le soleil se levait à peine. Tout était calme. Libline cru avoir rêvé lorsque la sonnerie retentit de plus belle. Un doigt nerveux appuyait répétitivement sur le bouton. La dormeuse s’insurgea d’abord et puis pensa à sa mère ensuite. Un drame avait eu lieu et quelqu’un venait la prévenir. C’était la seule explication à toute cette agitation. Sans perdre une seconde de plus, Libline, en panique, se couvrit d’un châle et dévala les escaliers. Avant qu’elle ne soit arrivée à la porte, la personne de l’autre côté s’était mise à taper du poing contre le battant. « J’arrive ! » cria-t-elle. Les coups cessèrent. Mal réveillée, elle se saisit de son trousseau de clefs, mais ses mains tremblantes ne parvenaient pas à attraper correctement l’objet et celui-ci tomba sur son pied. Elle cria de douleur pendant que ses pensées filaient à cent à l’heure. Elle se voyait déjà en train de devoir raconter à un psy qu’elle n’avait pu faire ses adieux à sa mère en raison de son incapacité à déverrouiller sa propre porte d’entrée.

— J’arrive, qui est-ce ?! lança-t-elle à travers la porte en trifouillant fébrilement les dizaines de clefs suspendues à un vieux marsupilami.

— Je… C’est moi, lui répondit calmement une voix d’homme.

Libline se figea. Elle ne connaissait pas cette voix. Son stress se transforma en peur. En tant que femme seule et plus toute jeune, elle se savait dans la catégorie des proies faciles. Mais en général, les personnes mal intentionnées sont plus discrètes et moins matinales…

— Qui ça, toi ? demanda-t-elle en prenant sa voix la plus ténébreuse possible.

— Je… Je ne sais pas qui je suis. Ma seule certitude, c’est toi, Libline…

Toujours armée de ses clefs, la guerrière décida de d’abord jeter un coup d’œil par la fenêtre du rez-de-chaussée. Elle se précipita dans son salon, écarta les plantes et les paniers à chats de l’appui de fenêtre puis ouvrit le châssis en grand pour sortir sa tête. Horrifiée, elle la rentra presque immédiatement. Un homme, avec des épaules larges, se tenait debout sur le seuil. Il portait un chandail rouge et un pantalon troué un peu trop serrant… Le cœur de Libline manqua d’exploser dans sa poitrine. En reculant de stupeur, elle trébucha dans les franges de son tapis, tomba et renversa sa table basse. Les bruits de sa chute alertèrent l’inconnu. L’homme se précipita vers la fenêtre ouverte et plongea sa tête dans l’encadrement. Tous deux se regardèrent, affolés.

— Libline ! cria l’homme en commençant à escalader le rebord.

— Ne m’approche pas ! cria la femme sans défense.

Blessé par cette réaction, il stoppa net son mouvement. Une profonde tristesse s’imprima alors sur ses traits cireux. Il lâcha le muret et attendit sagement qu’elle lui donna la permission d’entrer. Libline ne bougeait pas. Toujours assise par terre, elle regardait ce visiteur avec attention. La forme de son visage, la taille de ses oreilles, la hauteur de son coup, c’était bien lui.

— C’est arrivé ce matin, commença le nouvel homme. Le soleil s’est levé et j’ai senti mon cœur battre… Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, Libline, je sais juste que j’ai besoin de toi, tu es la seule à…

— Ola, ola, ok, stop ! l’interrompit-elle.

Elle se releva ensuite, lentement. Autant par difficulté que pour gagner du temps de réflexion. Quelle que soit l’origine de cette sorcellerie, elle devait avoir nécessité l’intervention du Diable. Une fois debout, elle n’osa pas avancer.

— Libline, je suis aussi confus que toi, gémit l’homme en retenant ses larmes.

Bien que son instinct lui hurlait de se méfier, cette intonation apitoyante et ce visage désemparé firent taire la voix intérieure de cette pauvre femme, trop gentille pour son bien-être. De plus, elle avait trop d’amour à donner que pour continuer à se restreindre. Sans réfléchir plus longtemps, elle retraversa son salon et alla ouvrir la porte d’entrée. Dans le même temps, l’inconnu quitta le cadre de la fenêtre et alla attendre sur le seuil de la porte. Lorsqu’ils furent face à face, Libline n’en crut pas ses yeux. Il était encore plus beau que dans ses rêves les plus fous. Après de longues secondes, elle prit la parole :

— Mais, comment… Qu’est-ce que… Pourquoi ? bafouilla-t-elle en agitant ses mains. Elle se mit une petite claque et se pinça le bras, mais elle était définitivement bien réveillée. Le mannequin sur lequel elle avait projeté tous ses fantasmes avait pris vie et s’apprêtait à rentrer chez elle…


— Tu avais les deux mains sur mon torse et tes yeux plongés dans les miens. Je t’aurai bien embrassé si Gliphène n’avait pas fait ce stupide commentaire…

Libline se souvenait parfaitement de ce moment d’égarement. Elle en rougit. L’homme et elle était assis à la table de sa cuisine. Elle avait voulu lui faire découvrir le café. Il n’avait pas aimé. Heureusement, la réserve de jus de fruit était toujours remplie. Depuis dix minutes, l’homme disait à Libline ce qu’elle rêvait d’entendre depuis des années. C’était trop beau pour être vrai. D’ailleurs, ce n’était sûrement pas vrai. Plus elle y réfléchissait, plus il lui paraissait logique que cet homme soit simplement un très bon acteur en train de performer pour une blague pas drôle dont elle était la cible. Mais qui avait pu mettre au point une telle machination, et en si peu de temps ?

Le téléphone sonna. L’homme interrompit son monologue et Libline se leva pour décrocher. Ah, justement, l’écran indiquait le nom de sa collègue…

— Bien joué, tu as failli m’avoir ! dit Libline en riant jaune. Comment as-tu… Quoi ?! Mais… Et les… Tu es sûre ? … De l’intérieur ? Mais… Tu veux que je… Ok, d’accord, tu es sûr que… Très bien. Non… Oui… Oui, à lundi.

Elle raccrocha. Toujours assis, l’homme la dévisageait en attendant une explication. Il avait l’air inquiet. Libline retourna s’assoir à ses côtés. Leurs quatre yeux étaient ronds comme des soucoupes.

— C’était Gliphène, dit-elle d’une voix blanche. Le magasin a une vitrine brisée. Ce qui est étrange, c’est qu’elle est cassée de l’intérieur et tout le reste semble intact. Il ne manque que…

Elle dû prendre une grande inspiration avant de finir sa phrase. Dès qu’elle l’aurait dit à voix haute, tout ceci deviendrait réel.

— Il ne manque que toi, dit-elle finalement.

Un long frisson lui parcouru l’échine. Le doute ne lui était plus permis. La statue de plastique sur laquelle elle avait jeté son dévolu était maintenant faite de chair et d’os. L’homme, lui, ne pu s’empêcher de sourire. Cet appel était la preuve ultime de ses dires. Pour lui, la suite était simple : Libline et lui allait être follement amoureux et ils passeraient le reste de leur vie ensemble. Seule depuis de longues années, la dame fut plus réticente.

— Mais, Libline ! Je n’ai pas de logement, je n’ai pas d’argent, je n’ai même pas de nom ! Que deviendrai-je sans ton aide ?! supplia le nouvel homme.

Ils discutèrent en laissant la matinée passer sous leur nez. Certes, elle n’était pas contre un peu d’amour et de tendresse, mais partager sa maison du jour au lendemain avec un inconnu ne la tentait pas plus que ça.

— S’il te plait, laisse-moi rester ! Supplia-t-il en se jetant à ses pieds.

— J’aime être tranquille quand…

— Je serai discret !

— Je n’ai pas envie de retrouver des affaires dans tous les coins…

— Je rangerai tout !

— J’ai mes habitudes et…

— Je m’adapterai ! Libline, pitié ! Laisse-moi une chance…

Libline se tut. A vrai dire, elle avait déjà changé d’avis depuis plusieurs minutes. Elle avait continué à argumenter autant par principe que pour le plaisir d’être désirée. L’homme de ses rêves avait sonné à sa porte et prévoyait d’habiter chez elle. Ses résistances servaient surtout à ne pas passer pour une femme facile. Alors, elle fit mine de céder.

— Bon, d’accord…, dit-elle en soupirant et en rejetant ses cheveux derrière ses épaules. Alors, pour commencer, il faut qu’on te trouve un nom et une histoire.


26 FEVRIER

Le nouvel homme s’appelait Rafrin et provenait de l’autre bout du pays. Leur relation avait commencé sur internet. Il s’était retrouvé à la porte de son appartement à cause d’un voisin devenu fou, mais il comme il travaillait depuis son ordinateur, il pouvait se permettre d’habiter n’importe où. Au départ, il ne devait rester qu’un weekend, mais leur entente était si parfaite qu’aucun d’eux ne voulait mettre un terme à ce séjour. Pourquoi n’avait-elle parlé à personne de cette histoire ? Elle avait le droit à une vie privée, voilà tout.

Gliphène ses deux autres collègues se satisfirent de cette explication. Sa meilleure et seule amie aussi. Il n’y avait que sa mère qui refusa catégoriquement d’avaler la pilule.

— Méfie-toi ma fille, ce garçon ne me dit rien qui vaille…, dit-elle un soir à Libline.

— Me méfier de quoi ? Du bonheur ? rétorqua cette dernière, vexée.

Cette scène se déroula entre le fromage et le dessert. Le nouveau couple avait invité leur matriarche à souper. Le repas s’était bien déroulé, tout le monde avait été cordial. Rafrin s’était montré prévenant, à l’écoute et très attentif à l’égard de sa belle-mère. Peut-être même un peu trop. La maman de Libline était mal à l’aise. Son genre lui apparaissait comme une araignée en train de tisser sa toile. Sa fille était l’insecte sans défense, et elle-même avait le rôle de l’enfant hypersensible qui perçoit la tragédie du scénario sans pouvoir en perturber le déroulement.

— Crois-moi, ma chérie : cet homme là est loin de t’apporter le bonheur…

— Tu ne peux pas juste être heureuse pour moi ?! C’est plus fort que toi de me saboter ?

L’honorable dame, malheureusement bien visionnaire, n’eut pas le temps de répondre. Rafrin revint des toilettes en s’inquiétant, la bouche en cœur, du changement d’ambiance. Libline réfléchit à une excuse banale, mais sa mère pris les devants.

— La digestion me fatigue, je vais y aller…

Les au revoir furent froids. Les échangent de regard étaient lourd de sens. « S’il te plait, ma fille… », « Laisse-moi vivre ma vie ». Libline ferma la porte d’entrée avant que sa mère ne soit installée dans sa voiture.


Libline et Rafrin filaient le parfait amour. Rafrin se montrait prévenant, attentionné, drôle, il était encore mieux que l’homme idéal. Il lui ouvrait les portes, l’inondait de compliments, lui faisait des massages tous les soirs sans jamais réclamer son tour… Et le sexe, mon Dieu, le sexe était incroyable. Leurs parties de jambes en l’air se jouaient dans n’importe quelle pièce et à n’importe quel moment de la journée. Nus, ils renversaient tout sur leur passage. Quelque soit la température extérieure, entre eux, c’était toujours torride. Lorsqu’elle devait se détacher de lui pour aller au travail, l’amoureuse avait l’impression de devoir arracher une partie de son être. A part durant ces quelques heures par jour, elle et lui étaient inséparable. Ils étaient devenus le genre de couple agaçant qui glousse en s’étreignant sans retenue dans les lieux publics, un genre de monstre à deux têtes qui ne se laisse même pas tranquille sous la douche.


11MARS

Un soir, alors qu’ils rentraient d’un des soupers trimestriels chez la dernière amie de Libline, un léger désaccord de point de vue vint tâcher cette idylle. Les amoureux avaient donc été invités par cette hôte qui mourrait d’envie de connaitre celui qui partageait enfin la vie de celle avec qui elle avait tant de souvenirs. Elles se connaissaient depuis plus de vingt ans et, comme souvent lorsqu’elles se voyaient, elles aimaient faire trainer la discussion en se remémorant leurs aventures communes. Pendant de longues minutes, elles riaient en évoquant seulement le titre de leurs anecdotes, des noms de personnes perdues de vue et d’autres éléments d’une époque révolue. Pendant ce temps, leurs deux conjoints se souriaient poliment en faisant tourner machinalement les derniers gouttes de leurs tasses de tisane. Après une grosse demi-heure, les dames se rendirent à l’évidence : la soirée était finie. Au revoir, à bientôt. La prochaine fois chez nous ? Oui, bien sûr.

Une fois installé dans la voiture, Rafrin dit froidement :

— Cette fille te retient en arrière. Si tu veux avancer dans la vie, tu ne dois plus la voir.

Libline ne sut quoi répondre. « Cette fille », comme il l’appelait, était un des piliers de sa vie. Une rare et véritable amie sur qui elle avait toujours pu compter.

— Quoi ? Mais… Comment peux-tu dire ça ? Tu la connais à peine ! dit-elle finalement.

— Je la connais assez. Fais-moi confiance, je ne veux que ton bonheur.

Abasourdie, Libline ne trouva pas l’énergie de répondre que « cette fille » était justement un ingrédient indispensable à la recette de son bonheur. Elle écouta distraitement Rafrin lui expliquer qu’il est impossible d’avancer dans la vie en restant plongé dans le passé. Selon lui, cette soi-disant amitié était morte depuis longtemps et le feu qu’il y avait eu entre elles n’était maintenant plus qu’un tas de braise qui ne reprendrait jamais. Libline fut confuse. Elle n’avait jamais regardé les choses à travers ce prisme. Leurs années folles étaient clairement derrière elles, peut-être avait-il raison… Cette idée la rempli d’une profonde tristesse. La route du retour lui parut interminable, surtout qu’après cette tirade, Rafrin ne dit plus un mot. Ce silence pesant lui laissa le temps de se sentir bête. La graine de doute que l’homme de sa vie venait de planter germa à une vitesse hallucinante. Avait-elle été dupe durant toutes ces années ? Une fois de retour chez elle, enfin, chez eux, Rafrin reprit la parole et la fleur de l’incertitude s’épanouit de plus belle.

— Si je t’ai dit cela, c’est parce que je t’aime.

Libline lui sourit, tristement. Ils allèrent se coucher sans prononcer un mot de plus. Une fois au lit, Rafrin caressa les fesses de sa bien-aimée. Elle le repoussa, elle n’était pas d’humeur à faire des galipettes. Il réattaqua quelques minutes plus tard. Elle fit semblant de dormir. Il se fit plaisir. Elle pleura.


20 MARS

Libline s’était faite à l’idée d’avoir cultivé des erreurs relationnelles pendant toute sa vie. Rafrin l’avait convaincue. D’ailleurs, ça ne concernait pas seulement sa meilleure amie. En fait, elle n’avait jamais rien compris. Ses mauvais jugements l’avaient rendue solitaire et faible. « Quand on sait s’y prendre avec les gens, on ne se retrouve pas seule et entourée de chats. C’est pour te sauver que j’ai pris vie, ma pauvre… » Chaque fois qu’il faisait une de ces remarques, Libline avait l’impression qu’on lui enfonçait un cure-dent dans le cœur. « Comme disent les enfants : il n’y a que la vérité qui blesse » pensait-elle. Lorsqu’il voyait la mine dépitée de sa chérie, Rafrin ne pouvait retenir un rictus malfaisant. Ensuite, il s’approchait d’elle et la réconfortait.

— Ne t’inquiète pas, je suis là maintenant…, disait-il en lui faisant un bisou sur le front.

Libline gardait la tête basse. Elle s’en voulait d’avoir été aussi cruche, d’être passée à côté de son existence. Son homme, cet ancien bout de plastique, avait vu clair si rapidement… Si elle était seule, c’était parce que cela arrangeait tout le monde. Elle avait été un outil, un faire-valoir, celle qui vient nourrir les chats et arroser les plantes, celle toujours disponible parce qu’elle n’a rien ni personne à mettre en avant pour refuser. La potiche, voilà qui elle était. La copine moche qui se faisait trainer en soirée pour rendre les autres belles, la fille un peu bête donne l’impression au reste de l’assemblée d’être brillante. Comme un gadget, elle s’était faite utilisée jusqu’à ce qu’on s’en lasse et elle attendait sur une étagère les réunions d’anciens élèves et autres retrouvailles de ce genre afin de soulager le groupe en rappelant que peu importe leur situation, au moins, ils n’étaient pas elle. Vu sous cet éclairage, son existence lui parut vide et morne. Triste et monotone. Inutile. Heureusement, Rafrin était là maintenant. Il allait l’aider à se venger du monde.


Pour commencer, il avait pris son téléphone en prétextant qu’il était plus apte à répondre habillement aux rares invitations qu’elle recevait. Elle n’eut pas le courage de s’en défendre. De toute façon, c’était pour son bien. Bien entendu, il la préviendrait en cas d’urgence, mais des urgences, il y en avait peu, voire aucune. Et évidemment, elle pouvait toujours l’utiliser elle-même, mais il valait mieux qu’il valide ses communications. Il y avait déjà assez de pots cassés à réparer…

— Tout de même, j’aimerai appeler ma mère. Mon oncle, son frère, devait se faire opérer ce matin et…

— Elle t’aurait appelé s’il y avait un problème, la coupa-t-il en feignant d’être très occupé sur un écran portable.

— …Et elle a appelé ? C’est toi qui…

— Non, sinon je te l’aurais dit. Tu me prends pour qui ? Râla-t-il

Libline n’osa pas répondre. Elle n’en avait pas la force. Elle était debout face à l’homme de sa vie. Lui, gisait, affalé dans le divan et ne s’était même pas fatigué à tourner les yeux vers elle pour répondre. La pauvre fille se sentait comme une enfant devant un professeur sévère, mais juste. Gênée, elle voulut se réfugier dans sa chambre, mais Rafrin interrompit son déplacement.

— J’ai faim, quand est-ce qu’on mange ? dit-il nonchalamment.

— Je… Tu peux faire des…

— J’ai pas envie de cuisiner, grogna-t-il comme un gamin mécontent.

Là, il leva enfin les yeux vers Libline et la fixa avec insistance. Derrière son regard bleu comme le ciel se cachait une lueur malfaisante. La destinataire de ce terrible coup d’œil frissonna. Il était le rapace et elle avait la place de la souris qui lève la tête trop tard. Sans réfléchir plus longtemps, elle alla à la cuisine et commença à sortir le nécessaire.

Pendant le repas, Rafrin fut plus démonstratif que jamais. Il la bombardait de mots doux et ne cessait de parler de tous les endroits magnifiques où il l’emmènerait dès que possible. L’Espagne, l’Inde, la Polynésie, leur passion ne connaitrait aucune frontière, autant dans l’espace que dans le temps. Libline rêva avec lui, ils vivraient d’amour et d’eau fraiche sur des plages paradisiaques. Avant le dessert, leurs déclarations devinrent si brulantes qu’ils balancèrent la vaisselle sur le sol et passèrent au-dessus de la table qui les séparait. Elle chercha à l’embrasser, mais il la jeta à plan ventre là où se trouvait son assiette, baissa leurs deux pantalons et enfourna brutalement son sexe après avoir vérifié d’un doigt que la porte était ouverte. Il fut violent et égoïste. Il était parvenu à lui tenir d’une main les deux poignets dans le dos tandis que l’autre s’agrippait à une fesse. La table lui faisait mal aux hanches de Libline et il serrait trop fort. Elle sentait ses griffes de carnassier rentrer dans sa chair de mammifère innocent. Elle voulut s’en dégager, mais elle se rendit compte qu’il la bloquait entièrement. Ses coups de bassin étaient brutaux et trop rapides. Libline eut l’impression d’être la vielle peluche d’un doberman en rut.

— Rafrin, je…

— Tais-toi ! lui cria-t-il sans s’interrompre.

— Mais, je.. Rafrin !

— Tais-toi, tais-toi, ferme là ! hurla-t-il avec rage.

La colère lui fit serrer plus fort et aller plus vite. Des larmes silencieuses coulèrent des yeux exorbités de Libline. Les rêves de plages ensoleillées firent place aux ténèbres. Son esprit entreprit de quitter son corps à la recherche d’une sensation supportable, mais au moment où elle commençait à voir la scène par le haut, Rafrin finit et s’arrêta tout aussi brutalement que comme il avait commencé. Ses ongles sortirent de la peau de sa victime en même tant que son sexe. Avant de la laisser définitivement tranquille, il eut la délicatesse d’aller lui tapoter le visage avec sa bite en sifflant entre ses dents : « T’aimes ça hein… Je sais que t’aimes ça ». Libline ne bougea pas. Elle resta prostrée en regardant du coin de l’œil son cher et tendre qui remontait son pantalon. Il retourna ensuite s’affaler dans le divan pour reprendre ses activités là où il les avait laissées avant d’avoir un petit creux.


En état de choc, Libline finit aussi par se relever. Machinalement, elle rangea la table et fit la vaisselle puis, toujours tremblante, elle monta se coucher. Elle ne s’endormi évidemment pas. Elle se repassait la scène en boucle. Était-ce un viol ? Elle avait dit oui, elle avait voulu. Mais pas comme ça… Avait-elle le droit de changer d’avis en plein acte ? Quand commence un viol ? L’homme de sa vie était un violeur ? Peut-on violer par amour ? C’était peut-être un incident isolé… C’était sûrement un incident isolé. Rafrin n’était pas comme ça. C’était quelqu’un de bien, un nouvel homme qui ne connaissait pas les limites, voilà tout. Il apprendra. Il apprendra parce qu’il l’aime, parce qu’ils sont faits l’un pour l’autre et parce qu’ils vont finir leur vie ensemble. Ce n’était pas un viol, il l’aime, elle l’aime et tout ira bien.

Elle s’éveilla en ayant l’impression de ne pas avoir dormi. Rafrin ronflait à ses côtés. Depuis quand était-il là ? Elle n’en avait pas le moindre souvenir. Elle avait donc réellement dormi. Lorsqu’elle souleva la couette pour s’extraire du lit, il ouvrit les yeux.

— Bonjour, mon amour…, marmonna-t-il la bouche toute pâteuse.

Ces simples mots finirent de convaincre Libline dans son raisonnement de la veille. Il l’aimait et ce n’était pas un viol, fin de l’histoire. Elle était tellement persuadée qu’il l’aimait qu’elle voulût se rendre plus aimable encore.

— Ne bouge pas, mon chéri. Je vais préparer le petit déjeuner.

— Hm…, répondit l’homme en lui tournant le dos pour se rendormir.

Elle cuisina un magnifique premier repas à l’anglaise et lui fit un plateau. Rafrin, alléché par l’odeur, se redressa sur le lit pour la voir franchir la porte. Dès qu’elle mit un pied dans la chambre, une avalanche de compliments, d’excuses et de promesses lui tomba dessus. Libline fut hypnotisée par toutes ces belles paroles ainsi que par les yeux de chaton et le corps d’Apollon à moitié nu de son âme sœur… Malheureusement, elle dû partir travailler et quitta cette douche de flatteries.

— Reviens vite, je ne peux vivre sans toi ! lui cria-t-il lorsqu’elle referma la porte. Heureuse, Libline s’en alla et commença le décompte des secondes qui les séparaient de retrouvailles enflammées.


14 AVRIL

Finalement, les voyages romantiques avaient été remis à plus tard. Ils quittaient d’ailleurs de plus en plus rarement leur maison. Libline ne sortait plus que pour se rendre au travail ou faire des courses. Rafrin ne mettait le nez dehors que très sporadiquement et brièvement. Par amour, Libline faisait tout : les lessives, le ménage, la cuisine, elle le massait même tous les soirs sans jamais réclamer son tour… En échange, Rafrin la pénétrait violemment pendant dix à quinze minutes presque tous les jours. Contrairement au reste de leur quotidien, cette activité n’était pas ritualisée. Ce pouvait être aussi bien le jour que la nuit, dans le salon, l’entrée ou la buanderie et il y avait tout autant de suspense pour la position. Libline n’aimait pas ça, mais elle aurait donner tout son royaume pour le voir heureux. A défaut de pouvoir lui offrir un trône, elle lui cédait son corps. Mais ce n’était pas la seule participation de Rafrin au bien être du couple. Il avait aussi un certain talent pour souffler le chaud et le froid. Alors, chaque jour, la pauvre Libline faisait de son mieux en espérant pouvoir profiter d’une douce brise des tropiques.


Cette soirée-là était la première soirée printanière depuis de longs mois, le genre de soirée qui donne envie de croire que l’été sera là le lendemain. Libline mit la table dehors. Ils avaient passé la journée enfermés et elle se dit qu’un peu d’air frais leur ferait le plus grand bien. Après avoir balayé la terrasse, nettoyé les chaises, repassé la nappe et allumé des bougies, elle commença à mettre le couvert aussi rigoureusement qu’une employée de restaurant étoilé.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Rafrin en apparaissant dans le cadre de la porte.

Libline expliqua son idée avec enthousiasme, bien qu’en tremblant un peu. Elle voyait déjà le mistral naitre dans le regard de son amant.

— Tu prends des initiatives, maintenant ? dit Rafrin avec dédain.

Elle ne répondit pas et baissa les yeux.

— Manger dehors, tu m’as pris pour un chien ? En plus, il fera noir dans quelques minutes et on va se les geler dans l’ombre. C’est ça que tu veux ? Remballe cette merde et grouille-toi, j’ai la dalle…

Il donna un coup de poing sur la table pour appuyer ses propos puis rentra se terrer à l’intérieur. Libline, déçue, commença à remballer… Elle s’arrêta en plein mouvement. Pour la première fois depuis des semaines, elle refusa de céder. L’hiver avait été rude, la pluie était tombée inlassablement pendant des mois. Ces premières journées de printemps lui faisaient un bien presque vital, son corps réclamait de l’extérieur. Rafrin, lui, n’avais jamais connu cela. Elle devait lui montrer. Après tout, il était né il y a seulement quelques semaines, elle devait lui apprendre le monde… Elle replaça les couverts, les assiettes et sortit les plats.

En constatant que ses ordres n’étaient pas respectés, Rafrin revint à l’attaque.

— Mais à quel point t’es conne ? Je t’ai dit qu’il était hors de question que je mange dehors. Ramène tout ça dans la cuisine !

Libline lui fit front et commença à exposer ses arguments. La fureur qu’elle percevait dans le regard de sa tendre moitié lui fit flageoler les jambes, mais elle tint bon.

— Je m’en contre-fout de ton mal-être météorologique et t’as rien à m’apprendre ! la coupa-t-il en serrant les dents et les poings. Alors, maintenant, tu fais ce que je te dis et t’amènes la bouffe à l’intérieur !

Rafrin avait grogné cela d’un air si féroce que, malgré qu’il fut né dans une usine, Libline vit l’animal en lui. Néanmoins, elle garda son courage et la tête haute, elle dit :

— Non.

Alors, sans l’avoir vu venir, elle se prit un énorme coup dans le visage. L’impact fut si violent qu’elle tituba en arrière et faillit tomber. Un poing avait percuté son arcade et son œil. Était-celui de Rafrin ? Elle refusa d’y croire. Une main posée sur la partie endolorie de sa figure, elle dévisagea son protecteur avec sa pupille libre. Rafrin s’était décomposé. La bête sanguinaire qu’il était quelques secondes plus tôt s’était transformée en flaque.

— Excuse-moi ma chérie, je ne sais pas ce qui m’a pris, dit-il en se précipitant sur elle. D’une voix suave, il s’excusa le plus platement possible. Il était dans l’incapacité d’expliquer son geste. Il blâma la faim qui lui tiraillait les entrailles et il se défendit en accablant aussi, subtilement, le comportement de sa cher et tendre : certes, il n’aurait pas dû la frapper, mais elle le poussait à bout alors qu’il avait le ventre vide, ce n’était pas malin… Alors, elle aussi s’excusa, encore plus platement. Elle rentra ensuite les plats et la vaisselle. Pendant qu’elle exécutait les allers-retours nécessaires au bon déroulement du repas, Rafrin la regardait en caressant, à travers son pantalon, une demi-molle qui ne le quittait plus depuis que ses phalanges s’étaient écrasées sur le crâne de sa créature.


3 MAI

Il y avait du changement dans la vie de couple de Libline et Rafrin. Cet amoureux passionné ne se contentait plus de rapides coups de bite, il était aussi devenu très généreux en coups de poing, de coude ou de genou. Libline aussi avait changé, surtout physiquement. Les quelques kilos en trop qu’elle avait l’habitude de transporter semblait s’être définitivement envolés. Elle ne se coiffait plus, ne prenait plus soin d’elle et la majorité de sa garde-robe était devenue inutile. Elle portait toujours les mêmes trois ou quatre sweats et pantalons larges. Ils s’étaient tous les deux mis à fumer. Libline était particulièrement douée dans ce domaine. Après seulement trois semaines, elle s’asphyxiait déjà plus de dix fois par jour. Cette nouvelle habitude jaunissait ses dents et ses ongles à une vitesse hallucinante. Un matin, après avoir croisé son reflet dans la salle de bain, elle décida de cacher les miroirs. Rafrin prit alors spontanément en main la charge de lui rappeler régulièrement sa décrépitude. En même temps, il n’oubliait jamais de lui rappeler aussi à quel point elle était chanceuse de l’avoir dans sa vie car jamais personne d’autre ne s’intéresserait à une telle épave. D’ailleurs, c’était parce que personne n’avait voulut d’elle qu’il était là. Elle lui devait tout, voire même un peu plus. A force de répétition, ces mots doux s’étaient imprimés profondément dans les pensées de cette pauvre âme qui avait simplement rêvé d’un peu d’amour. Alors, chaque jours, après être rentrée du boulot sans faire de détour, Libline se pliait en quatre pour réaliser les moindres désirs de son sauveur, de sa moitié, de ce généreux compagnon qui l’avait rendue si heureuse et qui lui ferait encore voir le bonheur si le repas était prêt à l’heure, s’il avait passé une bonne journée et qu’elle ne l’ennuyait pas à raconter la sienne, si elle se laissait faire dès qu’il la saisissait brutalement, si elle ne respirait pas trop fort en pliant le linge, bref, si elle se comportait correctement. Au final, le bonheur dépendait surtout d’elle, c’était simple…


Alors que Rafrin prenait une douche post-coïtale, Libline aperçut, avec stupeur, son téléphone. L’existence de cette machine lui était presque complètement sortie de l’esprit. L’envie d’appeler sa mère lui vint immédiatement. Elle prit l’appareil, le déverrouilla… Et découvrit des dizaines de messages et de notifications. La totalité provenait de personnes qu’elle ne connaissait même pas, beaucoup de femmes et quelques hommes. Le souffle coupé, elle ouvrit une à une les conversations. Presque toutes étaient salaces, certaines évoquaient des rendez-vous qui avait déjà eu lieu ou qui se produiraient dans un futur proche. C’était très clair, Rafrin s’était approprié le salaire de la vendeuse pour payer des chambres d’hôtel minables qu’il occupait pendant quelques heures avec la première personne désireuse de rencontrer sa bite. Effarée, Libline lâcha l’objet. Le coup était si rude qu’elle eut l’impression d’étouffer. Cette révélation lui était plus violente que tous les crochets du droit qu’elle s’était pris dans l’estomac. C’était la trahison ultime, répétée des dizaines de fois. Depuis des semaines, des mois, elle avait tenu le rôle de la grosse nouille qui se donne littéralement corps et âme pour entretenir un ingrat qui la considérait à peine. D’un coup, elle ouvrit les yeux. Elle se rendit compte de tout. Finalement, c’était bien des viols et non pas des preuves d’amour trop rudes. Ses bras et ses jambes étaient remplis de bleus, non pas à cause des trop plein d’émotions d’un pauvre garçon, mais bien parce que ce salaud la violentait intentionnellement. Elle ne lui devait rien et il lui prenait tout. En quelques secondes, comme si elle prenait sa respiration après avoir été maintenue sous l’eau d’un bassin vaseux, Libline se souvint de qui elle était, de ce qu’elle valait et du respect qui lui était dû.

Au même moment, Rafrin sortit de la douche en sifflotant. Sans réfléchir, Libline se précipita dans la salle de bain, bien décidée à lui arracher la tête. Elle défonça la porte et rentrant comme une furie et en hurlant :

— Non mais tu te fous de ma gueule ?!

Rafrin ne sut pas de quoi elle parlait, mais il n’était jamais contre un petit peu d’action. Amusé, il lui attrapa fermement les bras et lui demanda calmement :

— Que se passe-t-il, mon trésor ?

A cet instant, Libline se rendit compte qu’il était terriblement plus fort qu’elle. Non seulement, elle n’avait jamais été sportive, mais les mois de maltraitance qu’elle venait d’endurer avaient fait fondre ses muscles comme neige au soleil. Elle pria donc pour que la rage et l’adrénaline soient suffisante pour la sortir de cette situation puis elle continua à hurler, mais sans parvenir à trouver ses mots.

— Le téléphone, mon téléphone, je sais tout ! Espèce de salaud !

— Ah, ça…, répondit Rafrin avec flegme.

Il soupira en la lâchant. Il finit ensuite de s’essuyer et poursuivit son occupation sans s’émouvoir. Le petit corps faible de Libline bouillonnait. Elle le regardait, verte de rage. Là où elle avait vu un ange, elle ne voyait plus qu’un monstre. Il était sans doute une des pires personnes qu’il lui ait été donné de rencontrer. Elle hésitait, elle voulait lui cracher toute sa haine, mais aussi lui sauter dessus en le matraquant avec tout ce qui lui tombait sous la main. Malheureusement, sa petite salle de bain de lui offrait pas beaucoup d’options d’armement. Rafrin se lança alors dans un monologue de grand méchant qui s’approche de la victoire :

— En même temps, qu’est-ce que tu croyais ? Que j’allais me contenter de ton cul flasque pour le restant de mes jours ? Pauvre petite Libline, vois-tu…

— Tais-toi, tais-toi, ferme-la ! Hurla-t-elle en se ruant sur lui pour le cogner avec ses petits poing. Tu n’es qu’un mannequin, un bout de plastique, un objet ! Tu vas finir à la poubelle, tu n’as rien d’humain !

Une fois de plus, Rafrin attrapa aisément les bras de cette femme faisant la moitié de son poids. Il les lui tordit, elle se plia de douleur en criant. Pendant un dixième de seconde, elle se sentit à nouveau libre de ses mouvements. Elle comprit rapidement que s’il l’avait lâchée, c’était pour mieux la rouer de coups. Désespérée, elle essaya vainement de se protéger le visage, mais un coup de pied dans la rotule la fit s’écraser sur le carrelage et ses paumes voulurent mécaniquement amortir la chute. Rafrin utilisa son genou pour lui casser le nez et ses pieds pour lui défoncer les côtés. Libline sentait ses os craquer dans tout son corps. Il la frappait partout et avec tout. Dieu seul sait combien de temps cela dura et combien de coups furent portés. Rafrin s’arrêta lorsqu’il réalisa enfin que son sac de frappe humain ne bougeait plus et que plus aucun son n’en sortait. Il reprit alors son souffle en la regardant. Il arracha son t-shirt sanguinolant pour lui attraper un sein, puis baissa le pantalon de sa victime et enfonça ses doigts le plus loin possible. Déçu par ces sensations, il cracha sur le cadavre en concluant la bagarre par : « c’est toi l’objet. »


5 MAI

Sa patience avait atteint sa limite. Demain, elle irait chez sa fille. Rien ni personne ne la retiendrait. Depuis que Libline s’était entichée de ce garçon sorti d’on-ne-sait-où, la dame avait pratiquement perdu le contact avec sa progéniture. De la chair de sa chair, elle ne recevait plus que des messages laconiques disant que tout allait bien et qu’elle ne souhaitait pas la voir. Ça ne lui ressemblait pas. Plus le temps passait, plus cette maman était persuadée que sa fille n’était pas l’auteure de ces courts textes. Certes, elle s’était brouillée, mais une rancune si tenance, ça ne ressemblait pas à sa chérie. De plus, voilà qu’elle attendait une réponse depuis presque deux jours. Ça non plus, ce n’était pas dans leurs habitudes. Son instinct maternel présentait quelque chose de terrible. Son ventre était tellement noué qu’elle n’avait rien pu avaler de tous le repas. Et si elle y allait maintenant ? Pourquoi attendre demain ? Elle s’empara de sa veste, elle était en train de lasser ses chaussures lorsque son téléphone sonna. Libline ! Ah, non. L’écran indiquait Francis, son frère. Hospitalisé depuis un long moment, il s’ennuyait beaucoup. Partagé entre ses devoirs de mère et de sœurs, elle décida de décrocher pour abréger directement la conversation.

— Francis ? Je n’ai pas le temps, je vais chez Libline. Elle… Allumer ma télé ? Je te dis que je n’ai pas le temps, je dois absolument partir ! Comment ça, ça ne servirait à rien ?! J’ai un mauvais présentiment, je… Mais qu’est-ce que… Ok, ok, j’allume ma télé, tu m’énerves ! Oui, je reste en ligne…

En un clic, la dame vit défiler des images prises sous tous les angles possibles de la maison de sa fille. Devant, un ruban bleu. Sur la porte, des scellés. Puis vint le son. « …drame s’est produit dans la soirée de vendredi. D’après les voisins, le couple vivait isolé et l’apparence physique de la victime s’était rapidement détériorée depuis que cet homme avait fait son apparition. Cet avis est partagé par les collègues du magasin où… » La mère de Libline senti le sol s’ouvrir sous ses pieds. Elle ne parvint plus à bouger, ni même à cligner des yeux. La voix de la présentatrice résonna soudain dans sa tête, comme si une main invisible avait subitement augmenté le volume. 

« Ce meurtre est le 27me féminicide depuis le début de l’année. »

Contact

Une question, une remarque? N'hésitez pas à me contacter.

© 2024 par Maï Brass.

bottom of page